Faisant l’apologie de l’enseignement comme base morale et idéologique du socialisme, Jean Jaurès prônait la fondation d’universités, de formations permanentes ; il voulait que les officiers ne passent pas que par des institutions militaires, mais par l’armée également.
Cependant, cette conception montre la dimension inter-classiste de son « socialisme ». Inévitablement, Jean Jaurès est obligé d’élargir le champ de ceux qui profiteraient de son « socialisme ». Ce dernier est en effet un concept, une morale, un style, une approche, pas une idéologie ni la dictature du prolétariat et encore moins un mode de production.
Le « socialisme » de Jean Jaurès est une évolution naturelle à une société « plus rationnelle ». Par conséquent, l’ennemi a tendance à être non pas la bourgeoisie (en tant que composante d’un mode de production), mais des forces obscures.
Inévitablement, cet anti-capitalisme romantique aboutit à l’antisémitisme. Dans son article intitulé « La question juive en Algérie », datant de mai 1895, Jean Jaurès n’hésite pas à affirmer que :
« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique (…).
En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »
C’est une conception du monde « classique » de l’anticapitalisme romantique, faisant de Jean Jaurès un Eugen Dühring français. Tout comme Eugen Dühring, Jean Jaurès voit en le capitalisme un vol, une oppression, pas un mode de production fondée sur l’exploitation, la plus-value. Il aboutit inévitablement à une vision du monde antisémite.
Voici ce qu’il pouvait dire dans un meeting, en 1898 :
« Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. »
(Discours au Tivoli)
Dans la même logique, Jean Jaurès pouvait ainsi opposer la « bourgeoisie pauvre » au « capital anonyme», il pouvait dénoncer « les oligarchies oisives qui sont les souveraines du travail national ».
Dans un élan tout à fait conforme à ce qui sera l’idéologie national-socialiste, il expliquait :
« Nous voulons que toute existence humaine, allégée des misérables soucis mercantiles ou des terribles angoisses de la lutte pour la vie, soit une éducation continue, un incessant apprentissage du vrai. »
(avril 1894)
L’ennemi est « extérieur », il vient en quelque sorte « déranger » le travailleur, en le rendant soumis et dépendant, ce qui l’agresse : on a là un raisonnement tout à fait typique de l’anticapitalisme romantique.
Le principe de l’éducation masque en réalité une vision petite-bourgeoise de prise de contrôle de l’État pour faire face à la grande bourgeoisie. Les travailleurs et leur idéal étaient le prétexte démocratique à cette démarche. Jean Jaurès, par contre, y croyait sincèrement, aussi au moment de l’affaire Dreyfusput-il s’opposer à l’antisémitisme, au nom justement de sa démarche « socialiste » générale.
On peut en déduire que Jean Jaurès veut généraliser la petite propriété, que sa démarche relève du proudhonisme. Voici justement ce qu’il dit, dans un éloge du « collectivisme » comme…. généralisation de la petite propriété !
« Et la propriété individuelle, au lieu d’être supprimée, est étendue et universalisée. D’innombrables familles pauvres, d’ouvriers et d’employés, de petits bourgeois, de négociants modestes, qui étaient condamnées à payer indéfiniment des loyers sur un salaire infime, ont la certitude, dans un délai assez court, d’arriver à la propriété effective de leur demeure, d’être affranchies de ces terribles échéances, qui sont pour tant de ménages une sorte de crise trimestrielle et comme une périodicité de désespoir.
De plus, les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreurs au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres.
Il y aura un immense progrès d’ensemble en même temps que toutes les familles arriveront, pour leur part et selon leur effort, à être propriétaires de l’immeuble ou de la portion d’immeuble occupé par elles.
L’autre jour, [le député de gauche] M. Goblet, dans son très remarquable et très important discours de Saint-Mandé [à l’occasion de l’anniversaire de la proclamation de la première République], tout en faisant au socialisme des concessions assez larges et que nous sommes loin de dédaigner, se déclarait l’adversaire du collectivisme : « Bien loin disait-il, de vouloir abolir la propriété individuelle, nous voulons l’étendre ».
Eh bien ! Il y a là un malentendu analogue à celui qui arme contre nous [le député de gauche] M. Lavergne.
Si nous sommes collectivistes, c’est parce que le collectivisme, bien loin de détruire la propriété privée individuelle en ce qu’elle a de légitime, est le seul moyen aujourd’hui non seulement de l’étendre, mais de l’universaliser. »
C’est là un point de vue tout à fait conforme au proudhonisme, nullement au programme social-démocrate élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels.