Jean Jaurès n’a jamais dit « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». C’est une citation erronée, doublement même puisque non seulement elle ne résume pas la pensée de Jean Jaurès, mais aussi, elle exprime le point de vue contraire de celui-ci. L’erreur provient de l’assassinat de Jean Jaurès, devenu un martyr pour la paix.
Voici déjà ce qu’a en réalité dit Jean Jaurès :
« […] tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, malgré tous les congrès de la philanthropie internationale, la guerre peut naître toujours d’un hasard toujours possible […]. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)
Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité.
Et voila pourquoi si vous regardez non aux intentions qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix. »
Chambre des communes, mars 1895
Jean Jaurès parle de « société violente et chaotique », il n’utilise pas le concept de capitalisme, et pour cause. Dans les faits, c’est un ultra-démocrate qui considère qu’il existe une tendance en quelque sorte naturelle à la paix et au socialisme, par le capitalisme lui-même. Jean Jaurès a ainsi une position qui correspond à celle de la droite de la social-démocratie allemande.
C’est précisément pour cela qu’il a eu cette position en 1914. Voici ce qu’il dit dès 1911, recevant à l’assemblée l’approbation ironique des rangs de la droite :
« De plus en plus les intérêts se diversifient, se mobilisent, se mêlent, s’enchevêtrent ; par-dessus les frontières des races et par- dessus les frontières des douanes travaillent les grandes coopérations du capitalisme industriel et financières (Très bien ! Très bien !) et les banques, les grandes banques s’installent derrière les entreprises, elles les commanditent, elles les subventionnent, et en les commanditant, en les subventionnant, elles les coordonnent ; et comme elles subventionnent en même temps les succursales lointaines dans tous les pays et par-delà les mers, voila que la puissance des banques se dresse, coordonnant les capitaux, enchevêtrant les intérêts de telle sorte qu’une seule maille de crédit déchirée a Paris, le crédit est ébranlé à Hambourg, à New York, et qu’il se fait ainsi un commencement de solidarité capitaliste, redoutable quand elle est manœuvrée par des intérêts inférieurs, mais qui, sous l’inspiration de la volonté commune des peuples, peut devenir à certaines heures une garantie pour la paix.
(Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)
M. Jules CELS.- Vous voilà capitaliste, alors ?
M. Jean Jaurès. – Oh, comme vous nous connaissez mal, comme vous ne savez rien de nos doctrines, rien ! (Applaudissements à l’extrême-gauche.)
Ce que je vous dis là, c’est le résumé affaibli des doctrines toujours par nous formulées, c’est le résumé affaibli de l’œuvre magistrale que publiait, il y a quelques mois, un disciple de Marx, Hilferding, dans une œuvre de premier ordre sur le capital et la finance.
Il montrait que la banque, la grande banque, coordonnant et organisant les capitaux, permettait, par cette action internationale, de répartir entre les divers pays producteurs, en proportion de leur production et de leur puissance de travail, les grands débouchés économiques du monde.
Et c’est là qu’est le principe d’une expansion économique sans monopole territorial, sans monopole industriel, sans monopole de douane. »
Discours à la Chambre des députés, 20 décembre 1911
Cette logique d’un capitalisme qui peut se « rationaliser » correspond à sa vision « républicaine » des choses, sa vision de l’histoire du monde comme une évolution.
Ainsi, quelques années plutôt, dans un article de l’Humanité, du 7 septembre 1905, intitulée « La patrie de M. de Mun », Jean Jaurès concluait de la manière suivante :
« Il y a une page de lui [Rabelais], admirable, où il s’élève contre la guerre et où il propose de terminer par l’arbitrage les différends des peuples. Ces choses là, ce n’est point par signes et par gestes que Rabelais les a signifiées, mais dans le plus clair, le plus noble et le plus ferme langage.
C’était déjà, dans le génie de la Renaissance française, la grande inspiration humaine de la Révolution. Vraiment, c’est du plus profond du génie de la France que nous appelons à l’universelle paix. »
On a ainsi deux options morales, philosophiques, mais aucune analyse en termes d’économie, de mode de production. Voici maintenant ce que dit Jean Jaurès en 1914, juste avant son assassinat. Il s’agit d’un extrait du discours fait à Vaise le 25 juillet 1914, en soutien à une candidature SFIO, le précédent étant décédé.
Ce qui est frappant, c’est l’absence absolue d’économie politique. La guerre est considérée comme une sorte de logique relevant de l’expansionnisme, et où le socialisme représente une sorte de « proposition » de paix découlant de manière naturelle de la République.
« La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.
Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.
Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie!
Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.
Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.
J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.
Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »
Il n’y a ici aucune radicalité, aucune analyse du mode de production. Jean Jaurès est clairement l’anti-Lénine ; alors que Lénine est le produit de la social-démocratie allemande authentique, Jean Jaurès est celui de l’idéalisme français.