Jean Jaurès a été une catastrophe sur toute la ligne. Il a empêché la réception du marxisme en France, il a théorisé un « socialisme » comme généralisation de la petite propriété, il a mis en place un parti parlementariste et légaliste tentant de « conduire » la République au socialisme.
Deux conséquences majeures, demandant une analyse très approfondie, apparaissent ici.
* La première pour la période 1890-1914, c’est l’émergence d’une ligne anti-Jean Jaurès sur une base idéaliste : prenant le jauressisme pour du « socialisme », cette ligne a multiplié les idéologies de « débordement », tel le bombisme anarchiste, le syndicalisme « révolutionnaire », le guesdisme anti-ministériel.
* La seconde pour la période 1918-1940, c’est la formation de courants appelant à former des « managers » pour conquérir les postes au sein de l’Etat, ce qui aboutira à des courants modernistes-réformistes, ou bien ouvertement fascistes avec les « néo-socialistes ».
Jean Jaurès inscrit le « socialisme » comme tendance républicaine « sociale ». En apparence, les socialistes ont l’air de correspondre aux principes de la social-démocratie, tout au moins c’est ce qui est pensé, et qui fait qu’il n’y a pas de critiques marxistes de menées, à part par Paul Lafargue, mais avec un faible niveau, son ouvrage le plus célèbre étant ainsi un « Droit à la paresse ».
Les gens liés aux périodes insurrectionnelles précédentes (1848, 1871), comme Jules Guesde, poussent au coup de force, au refus catégorique des institutions, dans un mélange improbable de multiples conceptions allant de Jean-Jacques Rousseau à Gracchus Babeuf en passant par Auguste Blanqui.
Friedrich Engels racontera à ce sujet, dans une lettre de 1882 :
« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ». »
Les « guesdistes » prônaient donc l’intransigeance avec les forces autres que les socialistes, considérées comme des ennemis dans tous les cas. Pourtant Jean Jaurès constate que les guesdistes apprécient les réformes, et c’est là où il a réussi à triompher d’eux.
Voici ce qu’explique Jean Jaurès :
« D’un côté, le Parti ouvrier français [de Guesde et Lafargue] interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit, si nettement répudié par Marx. Il déclare volontiers qu’en dehors du prolétariat proprement dit, toutes les forces sociales ne forment qu’un bloc réactionnaire.
Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les divers partis. Il met sur le même plan, il coud dans le même sac les réactionnaires, les modérés, les radicaux socialistes. Il affirme qu’entre les cléricaux et les démocrates même d’extrême gauche, le peuple ouvrier n’a aucune différence à faire. Et même, comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément, par quelques formules de progrès social, la confiance populaire, c’est eux que l’on dénonce avec le plus de virulence.
Voilà un des aspects de la pensée du parti ouvrier français, voilà une de ses tactiques. C’est celle qui a joué à Lille au premier tour de scrutin. Mais il y a un autre aspect, et il y a une autre tactique. Foncièrement, malgré l’affectation d’intransigeance de classe, les ouvriers socialistes du nord, adhérents au parti ouvrier français, sont républicains, démocrates et anticléricaux.
Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme.
Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l’égalité des droits politiques, au suffrage universel, à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités, dans les conseils généraux, au parlement.
Enfin, ils veulent arracher à l’Église sa puissance politique, ses privilèges sociaux, sa dotation budgétaire. Ils veulent l’exclure de tous les services publics, de l’enseignement, de l’assistance, et la réduire à être une association privée, jusqu’à ce que le progrès des lumières, l’influence de l’éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie.
Parce qu’ils sont républicains, démocrates, anticléricaux, ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la République, développer la démocratie, combattre le privilège de l’Église. Ils font donc nécessairement une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la République, la démocratie, le libre examen. Et voilà la seconde conception sociale du Parti ouvrier.
Cette conception, il l’a affirmée par ses actes, lorsqu’il a conquis la municipalité de Lille avec le concours des radicaux. Il l’affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu’il faisait appel, au nom de la République, aux suffrages des radicaux mis en minorité au premier tour.
À Bordeaux, le Parti ouvrier français parle de « solidarité républicaine ». À Lille, il fait appel au second tour aux vrais républicains. Mais que signifie cette solidarité ? Et en vertu de quel droit fait-on cet appel ?
Si la lutte de classe a le sens que lui donne parfois le Parti ouvrier français, s’il est vrai qu’en dehors du prolétariat socialiste, tout est au même degré réaction et ténèbres, quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois ?
Vous disiez tout à l’heure qu’entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indistinctement, il y a une opposition absolue et uniforme. Que signifie donc dès lors la « solidarité » brusquement affirmée ?
La solidarité suppose qu’il y a des intérêts communs à défendre. La « solidarité républicaine » suppose que la République vaut d’être défendue par les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise. Ainsi, tantôt vous creusez un abîme infranchissable et vertigineux ; tantôt, vous jetez un pont sur cet abîme. En ces manœuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d’un parti. »
Révision nécessaire, août 1901
Les guesdistes auront vite fait de rentrer dans le rang, de par leurs incohérences idéologiques. Cela laissait la place à une tentative de débordement sous la forme de la « propagande par le fait », par l’intermédiaire d’attentats menés par des déclassés et des anarchistes, dans un esprit semi-criminel.
La figure la plus connue est Ravachol (1859-1892), auteur d’attentats meurtriers et de meurtres. Cette logique illégaliste, typiquement parisienne puisque visant les symboles de la bourgeoisie, des individus bourgeois pris au hasard, etc., commençant vers 1878, s’effaça au bout de 20 ans, laissant la place au syndicalisme révolutionnaire.
Puisque l’opportunisme se logeait dans le républicanisme de Jean Jaurès, la réponse fut de refuser toute politique et de ne faire confiance qu’au syndicat. La Confédération Générale du Travail ratifia cette position dans la charte d’Amiens en 1906.
Au lieu de batailler contre le jauressisme, le syndicalisme révolutionnaire le niait… et le renforçait ainsi, le maintenant comme hégémonique en politique, le syndicalisme s’appropriant les questions économiques, les deux horizons étant considérés comme dissociés, tout à fait à l’opposé de la conception marxiste.
Guesdisme, bombisme, syndicalisme révolutionnaire, puis néo-socialisme dans les années 1930: tous ces courants restent, au final, sur le terrain du jauressisme, niant le marxisme et cherchant simplement des voies pratiques différentes à la « République ».