L’espace de la tragédie fut le lieu parfait pour se faire rencontrer la vie intérieure et le néo-stoïcisme, car il est chez Racine dialectique. La pièce se déroule dans un seul lieu, une seule pièce, tout comme l’ensemble se déroule purement et simplement par rapport au lieu de la vie psychique, qui s’exprime dans le temps par la parole.
S’il y avait plusieurs lieux, les esprits auraient pu se disperser, alors que là ils sont bloqués, obnubilés, encadrés, façonnés par un lieu unique. Cela convient au néo-stoïcisme, car c’est un lieu de pouvoir ; cela convient à l’expression de la vie intérieure, comme moyen de poser une tension psychologique gigantesque.
L’espace tragique est ainsi, pour satisfaire le néo-stoïcisme, choisi comme lieu du pouvoir. Pour La Thébaïde ou Les Frères ennemis, nous somme dans une salle du palais royal. Dans Alexandre le grand, nous sommes dans le camp militaire d’un roi. Pour Andromaque, nous sommes dans une salle du palais du roi Pyrrhus. Pour Britannicus, nous sommes dans une chambre du palais de l’empereur Néron, juste à côté de la sienne.
Pour Bérénice, tout se déroule dans un cabinet qui est entre l’appartement du futur empereur Titus et celui de la reine Bérénice. Pour Bajazet, nous sommes dans le sérail du Grand−Seigneur à Constantinople. Pour Mithridate, nous sommes dans un port mais prétexte à la question de l’héritage du trône, ce qui est similaire pour Phèdre. Pour Iphigénie, nous sommes dans la tente du roi Agamemnon.
Britannicus a été une œuvre formidablement marquante précisément de par sa dimension. Le passage est fameux où Néron explique à Junie qu’il va se cacher pour voir comment elle se comporte avec Britannicus.
Néron
Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets :
J’entendrai des regards que vous croirez muets,
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.
Junie
Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez−moi de ne le voir jamais !
Narcisse
Britannicus, Seigneur, demande la princesse :
Il approche.
Néron
Qu’il vienne.
Junie
Ah Seigneur !
Néron
Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
Madame, en le voyant, songez que je vous vois.
Suivent alors ces vers merveilleux, où Junie essaie à mots voilés d’expliquer la situation à Britannicus, afin que ses propos ne les trahissent pas. Il va de soi que les paroles de Junie sur la toute puissance de l’empereur, qui voit tout, sait tout, est partout, consiste en une résonance directe de la monarchie absolue de Louis XIV.
Britannicus
Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !
Est−ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi trompé
Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.
Ménageons les moments de cette heureuse absence.
Junie
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.
Britannicus
Et depuis quand, Madame, êtes−vous si craintive ?
Quoi ? déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
Il ne faut pas avoir une lecture formaliste et considérer que Racine ne choisit qu’un seul lieu, car cela est exigé par le principe de la tragédie. C’est le contraire qui est vrai : Racine a choisi la tragédie, parce que justement le lieu tel qu’il y existe est exactement ce qu’il fallait pour exprimer ce qu’il portait historiquement.
Le fait qu’il y ait un seul lieu, qu’il soit lié toujours au pouvoir, était une exigence historique du néo-stoïcisme de la monarchie absolue, mais Racine l’a renversé en affirmation de la vie intérieure. Et ce renversement est si fort qu’il dépasse simplement les thèmes propres à la royauté, au pouvoir, à la puissance, etc.
Cela ne veut pas dire que cela ne soit pas présent ; on a ici Burrhus, dans Britannicus, qui pose ses responsabilités avec un esprit correspondant aux exigences néo-stoïciennes.
Mais vous avais−je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde,
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Britannicus présente même des conseils néo-stoïciens au roi lui-même, à travers la longue demande faite par Burrhus à Néron. Il est ici très intéressant que si la pièce ne fut pas un succès à l’initial, avec seulement huit représentations, son impact fut très important culturellement. La légende veut ainsi qu’après avoir vu Britannicus, Louis XIV cessa de participer aux ballets de la cour malgré son aptitude pour cela, pour ne pas ressembler à Néron se donnant en spectacle aux Romains.
Burrhus
Et ne suffit−il pas, Seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être :
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus ;
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
(…)
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
(…)
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur :
On ne me verra point survivre à votre gloire ;
Si vous allez commettre une action si noire,
(Il se jette à genoux.)
Me voilà prêt, Seigneur : avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée,
Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur,
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez−moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…
Burrhus est par ailleurs la personnification du néo-stoïcisme.
Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,
D’une odieuse cour j’ai traversé la presse,
Et j’allais, accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l’État.
Cependant, si cela satisfait le néo-stoïcisme, il n’en reste pas moins que le lieu de pouvoir est toujours l’endroit où s’affirme le temps de la vie intérieure. C’est pour cela que le dérèglement est omniprésent.