Le rapport de Racine au jansénisme, le mouvement de Port-Royal est très particulier, et a été prétexte à beaucoup de fantasmes associés par ailleurs à une lecture totalement erronée de ce courant religieux-mystique ultra, que l’Église elle-même dû supprimer.
Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639 et très tôt orphelin. Il faut ici souligner l’arrière-plan picard : Jean Racine a ainsi été baptisé dans l’église où Jean de la Fontaine s’est marié. La Ferté-Milon, ville natale de Jean Racine, fut également un bastion catholique au milieu de villes passées immédiatement au protestantisme : Compiègne, Château-Thierry, Meaux, Saint-Quentin.
Elle résista également à l’offensive de la Fronde et un épisode fut terrible : les Souabes, formant l’arrière-garde avec des fourgons et des chariots, eurent peur d’être éventuellement pris en chasse par la cavalerie royale. Aussi, comme à leur départ les troupes de la Fronde avaient tué les prisonniers ainsi qu’une centaine de paysans, ils utilisèrent une technique de la guerre de trente ans pour créer la panique chez les chevaux : ils découpèrent les cadavres en morceaux et les semèrent sur la route.
On notera un aspect religieux au sujet de la Picardie : les Mystères, représentations théâtrales devant les Églises de moments de le Bible, étant assez difficiles à prendre tels quels par les paysans, l’Église introduisit des farces encadrées de manière religieuse pour éviter les initiatives autonomes à ce sujet et que ce furent les Cinges Verts de Chauny, en Picardie, qui furent la source d’une importante production pour l’Église de tels intermèdes.
Les Mystères furent par ailleurs interdits à Amiens et Arras en 1541, à Paris en 1550, mais la région du Valois échappa toutefois à cette impossibilité de les représenter, car elle était devenue le douaire de Catherine de Médicis. Celle-ci vint en 1554 assister à le Mystère de Sainte-Marguerite (sa fille s’appelant pareillement).
Racine rejoint une partie de sa famille d’orientation janséniste et alla en 1651 ou en 1652 comme écolier à Beauvais, ville dont l’évêque (et comte) Nicolas Choart de Buzanval était un partisan du jansénisme. Son collège Pastour avait également eu comme anciens élèves Godefroy Hermant, proche du jansénisme, et surtout Walon de Beaupuis, directeur des Petites Ecoles de Port-Royal et Pierre Coustel, qui y était professeur.
Le principal du collège venait d’être nommé quand Racine arriva : Nicolas Dessuslefour, originaire du diocèse d’Amiens, avait été ordonné prêtre par Nicolas Choart de Buzanval. Les trois années de Racine au collège furent marquées, en plus du jansénisme, par l’irruption du mouvement de la Fronde, avec les nobles en révolte contre le pouvoir central d’une monarchie absolue s’affirmant de plus en plus.
Il quitta ensuite le collège en 1655 pour continuer ses études dans un cadre janséniste à Port-Royal, puis va en 1658 au collège d’Harcourt (qui deviendra le lycée Saint-Louis) y « faire sa logique ».
Il y a ici deux possibilités : soit considérer que Racine a été façonné par l’esprit de Port-Royal, soit que son installation en plein Paris en 1658 est un tournant, avec une rupture complète avec le passé.
La première thèse est dominante de manière écrasante ; elle ne correspond toutefois pas à la réalité. De fait, Racine fréquente l’abbé Le Vasseur, en réalité un libertin, ainsi qu’un oncle, Nicolas Vitard, intendant du duc, par ailleurs lié au jansénisme, de Luynes-Chevreuse, possédant l’hôtel de Luynes qui fut concrètement un lieu d’accueil de beaux esprits et d’aristocrates particulièrement cultivés.
La rupture avec les jansénistes est de toute manière inévitable de par l’activité théâtrale de Racine, ce que sa tante Agnès de Sainte-Thède, dès début de sa carrière, dénonce dans un avertissement on ne peut plus clair :
« J’ai appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent (…).
Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur, pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté.
Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir nous voir. »
Pierre Nicole écrivit en défense du jansénisme des Lettres sur l’Hérésie imaginaire ; dans la huitième, lors d’une dénonciation de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires, il écrit la chose suivante :
« Chacun sait que sa première profession a été de faire des romans et des pièces de théâtre … Ces qualités, qui ne sont pas fort honorables au jugement des honnêtes gens, sont horribles étant considérées selon les principes de la religion chrétienne et les règles de l’Évangile. Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles. »
Racine le prit particulièrement et répondit sans signer mais tout le monde savait que c’était lui ; Port-Royal riposta par l’intermédiaire de Barbier d’Aucourt et de Du Bois, et la rupture fut dès lors totale, l’affaire se terminant avec la menace janséniste de révéler que Racine avait essayé d’intégrer le clergé pour avoir des rémunérations, ce qui n’allait guère avec son nouveau statut d’artiste.
On notera d’ailleurs que lors de son séjour à Uzès pour ce faire, qui se soldat par un échec, il écrivit à son cousin Vitart une description enjouée :
« Les plus beaux jours que vous donne le printemps ne valent pas ceux que l’hiver vous laisse, et jamais le mois de mai ne vous paraît si agréable que l’est ici le mois de janvier. »
Suivent des vers, dont le dernier est un alexandrin admirable :
« Et nous avons des nuits plus belles que vos jours. »
Ce n’est que sa carrière passée que Racine recommença à s’intéresser à Port-Royal, renouant avec ses figures tutélaires et reniant son passé théâtral. Il est alors un homme important, puisque membre de l’Académie, historiographe, conseiller du roi, son commensal habituel, trésorier de France en la généralité de Moulins.
Mais sa richesse vient de ses postes acquis et de son mariage, le 1er juin 1677, par l’entremise de « sages amis », avec Catherine de Romanet, fille d’un conseiller du roi, trésorier de France en la généralité d’Amiens ; ses œuvres ne lui ont pas apporté la fortune et il n’a pas non plus eu la reconnaissance générale de son époque.
A la fin de sa vie, il demanda à être enterré à Port-Royal ; à la destruction des bâtiments en raison de l’ire du Vatican et du roi, son cercueil fut ramené à Paris en décembre 1711, pour être entreposé dans l’église Saint-Étienne-du-Mont de Paris, en face de Pascal.
Cela relève de tout un dispositif de récupération du jansénisme, mais également de Racine, par l’Église catholique. Dans la première partie du 20e siècle, J. Calvet, doyen de la Faculté libre des lettres de Paris, une institution d’obédience religieuse malgré le nom trompeur, pouvait se demander benoîtement :
« Comme je sais que Racine a écrit ses tragédies profanes entre la vingt-cinquième et la trente-huitième année, en treize ans, et que de trente-huit à soixante ans, pendant vingt-deux ans, il les a regrettées, désavouées, expiées, je me demande quel pouvait bien être son état d’âme au moment où il les composait. Parmi les énigmes de sa vie, c’est celle-là qui me sollicite le plus (…).
Au moment où il s’abandonne à la vie des passions et à son art, qui consiste à les revivre pour les mettre en scène, que deviennent son amour de Dieu, son amour de la vertu et de la pureté, d’un mot, que devient sa foi ? (…)
Dès qu’il eut mirs ordre à sa vie morale, la foi reprit naturellement son rôle d’ordonnatrice de l’âme ; le chrétien n’eut pas à la reconstruire pièce par pièce ; elle était intacte ; elle commandait ; et maintenant il entendait sa voix et obéissait.
C’était très simple, trop simple au gré de ceux qui voudraient du drame dans toute conversion sincère et profonde ; aussi, ils jureraient volontiers Racine superficiel, sinon hypocrite. »
Une partie des critiques littéraires et historiques voit en effet dans le retour à la religion de Racine un pur opportunisme, en phase avec le tournant religieux de la Cour, que somme toute Racine ne faisait qu’accompagner. Ce ne serait rien d’autre qu’un hypocrite.
On doit en réalité le considérer comme quelqu’un d’établi, ayant perdu le fil progressiste d’une époque, la monarchie absolue n’ayant de toutes manière fait que passer son pic, pour basculer dans la réaction pure et simple.
Racine retourne dans le giron qu’il a connu, parce qu’il y a une dimension mystique intérieure dans le jansénisme qu’il n’y a pas dans le catholicisme : il est bien obligé de répondre à la question de la vie intérieure, qu’il n’a jamais conceptualisé.
Les catholiques ne jouant pas avec l’opportunisme de la réparation sont d’ailleurs très clairs : Racine est inacceptable.
Charles Péguy, dans Victor-Marie, Compte Hugo, oppose à Racine à Corneille, comme tous les esprits tournés vers l’esprit aristocratique.
« Corneille ne travaille jamais que dans le domaine de la grâce et (…) Racine ne travaille jamais que dans le domaine de la disgrâce.
Corneille n’opère jamais que dans le royaume du salut, Racine n’opère jamais que dans le royaume de la perdition.
Corneille n’a jamais pu faire des criminels et des pécheurs, (ses plus grands criminels et ses plus grands pécheurs) qui ne fussent éclairés de quelque reflet, de quelque lueur de la grâce, qui ne fussent nourris de quelque infiltration de la grâce ; abreuvés ; qui ne sauvassent en quelque point, en quelque sorte. De quelque manière.
Et même les sacrés de Racine sont pétris de disgrâce. Ce n’est pas seulement Phèdre qui est une païenne, et une chrétienne, et une janséniste à qui la grâce a manqué. Non seulement toutes ses femmes et toutes ses victimes et tous ses hommes.
Mais ses enfants mêmes, ce qui est infiniment pire, mais ses sacrés mêmes, ses exécrables prêtres, Joad, Eliacin, Josabeth ; Esther, Mardochée ; son prophète même, ou ses prophètes.
Ils sont tous irrévocablement pétris de disgrâce (serait-ce donc de la disgrâce janséniste, qui, placée, comme un germe, comme un virus à l’origine même, au point d’origine de l’homme et de l’œuvre, se serait ensuite et lentement et patiemment diffusée jusqu’aux membres les plus éloignés, comme naturellement, par une diffusion naturelle, sans compter les contaminations auxiliaires d’une amitié seulement interrompue), (et peut-être seulement apparemment interrompue), ils sont tous quelqu’un à qui la grâce a manqué. »
On voit ici comment, en ne comprenant pas la question de la vie personnelle, de la vie intérieure telle que le protestantisme l’a exposée, le catholicisme, voire la société française, a eu du mal à saisir l’approche de Racine. Il y a une très grande tendance au formalisme, à vouloir emballer la démarche de Racine dans une sorte de magma mêlant prédestination, tourment pour ses péchés, souffrance et fin digne d’un criminel.
C’est là une démarche réduisant totalement sa dimension et en démolissant sa portée.