Jean Racine : les représentations à la Cour et à la ville

Il est nécessaire d’expliquer le cadre particulier de l’activité de Racine, ce qui éclaire également sa soumission personnelle, en tant qu’intellectuel, à la monarchie absolue.

Racine est d’une certaine manière le premier écrivain à vivre de sa plume, si l’on met de côté Molière qui était également comédien. Mais il en vivait mal et sa marge de manœuvre financière était somme toute étroite. Cela a puissamment joué sur sa capacité à être corrompu.

Il faut également voir que la monarchie absolue se repliant sur elle-même à la fin de la vie de Louis XIV, l’impact dévastateur de l’affirmation de la vie intérieure ne s’est pas déroulé à la surface de la société française.

Il n’y a pas eu de drapeau racinien. Ce n’est que lorsque la nation français fut définitivement élancée, après la révolution française, que l’on s’est aperçut de sa teneur particulière. A son époque, Racine était un monument culturel, il n’était pas vu comme un moment de civilisation.

Il peut être ici utile de se confronter au nombre de représentations à son époque. Il est à noter que, malheureusement, il n’y a eu de registre qu’à partir de 1680, soit après les premières représentations.

Voici déjà les chiffres concernant les tragédies jouées à la Cour, ainsi que de la comédie des Plaideurs. Esther n’y figure pas, n’y ayant jamais été joué.

 Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
La Thébaïde11  
Alexandre61  
Andromaque149174
Les Plaideurs148186
Britannicus199254
Bérénice6113
Bajazet206235
Mithridate187154
Iphigénie78164
Phèdre1812229
Athalie00103

Il est nécessaire de faire ici une précision : Britannicus ne fut pas un succès. Abandonné au bout de quelques jours, elle ne sera reprise que plusieurs années plus tard, alors que la vague racinienne s’était élancée ; c’est alors qu’elle fut appréciée. Il est ainsi dit que Britannicus est la « pièce des connaisseurs ».

Le peu de représentations de Bérénice est intéressant à noter, car à sa sortie, ce fut un succès, puisque jouée alors trente fois de suite ; qui plus est elle vainquit dans l’opinion publique le Tite et Bérénice de Corneille, joué au Palais-Royal de Molière.

Il est également à noter que si Iphigénie fut moins jouée, cette pièce fut à l’origine le point culminant des divertissements à Versailles, le 18 août 1674.

Un autre aspect important qu’il faut noter est que Corneille eut le même nombre de pièces jouées à la Cour à l’époque, grosso modo. Ses pièces furent ensuite jouées un peu moins chacune en moyenne, mais elles étaient plus nombreuses. Les œuvres de référence de Corneille furent Cinna (15, 12, 22, 9 par rapport au tableau), Le Cid (11, 12, 13, 6), Horace (14, 8, 12, 2), Polyeucte (11, 6, 17, 2) et Rodogune (12, 9, 14, 6).

Au total, à la Cour de Louis XIV, les œuvres de Corneille furent représentées 47 fois, celles de Racine 42 fois. Racine était donc considéré comme le successeur de Corneille, mais il n’a pas provoqué de révolution culturelle. Son importance n’a pas été saisi synthétiquement par la société de son époque.

Il est évidemment également important de regarder le nombre de représentations à la ville.

 Louis XIV(1680-1700)Louis XIV(1700-1715)Louis XVLouis XVI
La Thébaïde717 
Alexandre223  
Andromaque1118715829
Les Plaideurs12816225574
Britannicus816816543
Bérénice5121449
Bajazet642612222
Mithridate917116222
Iphigénie877121839
Phèdre1149826348
Esther  8 
Athalie  14238

Les classiques ici, ce sont surtout Phèdre, Iphigénie, Andromaque ; on remarque également l’effondrement très marqué de Bérénice. Corneille est quant à lui relativement moins joué à la ville. Dans tous les cas, il s’agit là de chiffres encore fondamentalement restreints, comme on le voit.

Une anecdote au sujet de Phèdre est intéressante. Une cabale se lança contre la pièce au moment de sa sortie théâtrale, la duchesse de Bouillon commandant une autre Phèdre, exécutée en vitesse par Pradon, alors qu’elle achète en même temps des places pour les six premières représentations de celui de Racine, afin de les laisser vides.

Cela tourna à la polémique générale et au moyen d’un sonnet insultant. Racine, aidé de Boileau, ne trouva rien d’autre de mieux à faire que de répondre sur le même ton, disant du duc de Nevers la chose suivante : « Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien » et rappelant une accusation d’inceste portée contre sa sœur.

Cela risquait de tourner à la violence, le duc de Nevers annonçant à la fin d’un sonnet « des coups de bâton donnés en plein théâtre », mais le grand Condé fit parvenir un billet :

« Si vous n’avez pas fait le sonnet, venez à l’hôtel de Condé, où Monsieur le Prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents, et si vous l’avez fait, venez aussi à l’hôtel de Condé, et Monsieur le Prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très plaisant et plein d’esprit. »

Boileau fut-il « bâtonné » tout de même après cela ? En tout cas tout cela cessa lorsque le grand Condé fit savoir au duc de Nevers « qu’il vengeroit comme faites à lui-même les insultes qu’on s’aviseroit de faire à deux hommes qu’il aimoit ».

Un point important à noter est que ce fut Molière qui soutint Racine à l’origine. Âgé de 17 années de plus, Molière était déjà célèbre, avec déjà des succès comme L’école des femmes ; il disposait du théâtre du Palais-Royal. Il accepta la première pièce de Racine, La Thébaïde, en 1664, qui fut même jouée devant le Roi lui-même, à Villers-Cotteret et à Versailles.

Racine avait une lecture cependant uniquement opportuniste et partira à la première occasion ; déjà pour La Thébaïde il aurait espéré monter sa pièce à l’hôtel de Bourgogne, avec les Comédiens royaux. Sa seconde tragédie, Alexandre, sera donc également joué par la troupe de Molière, mais avec le scandale qu’à la sixième représentation elle fut en même temps joué à l’Hôtel de Bourgogne, après une représentation privée chez la comtesse d’Armagnac, en présence du roi.

Le comportement de Racine témoigne d’une incompréhension de la valeur de Molière, qui prit également et évidemment l’affaire très mal. Ce qui joua aussi, c’est le passage de Marquise-Thérèse de Gorla, connu comme Mademoiselle Du Parc (1633-1668), dont Molière était épris sans succès et qui appartint de 1653 à 1667 à sa troupe, à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, jouant dans Andromaque de Racine, alors que celui-ci devint également son amant.

De manière intéressante également, Racine montra La Thébaïde à Corneille, qui le loua pour la grande qualité de ses vers, mais lui conseilla de ne pas s’orienter vers le théâtre !

C’était là une erreur de saisie de la dimension de Racine et il est intéressant de voir ce que Saint-Évremond, exilé en Angleterre mais réputé pour son goût, dit au sujet d’Alexandre, dans une Dissertation sur l’Alexandre :

« Depuis que j’ai lu le Grand Alexandre, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d’alarmes, et je n’appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie ; mais je voudrais qu’avant sa mort il adoptât l’auteur de cette pièce, pour former, avec la tendresse d’un père, son vrai successeur. »

Saint-Évremond fait cependant un reproche à Racine, tout à fait dans l’esprit de Corneille :

« Qu’on ne croye pas que le premier but de la tragédie soit d’exciter des tendresses dans nos cœurs. Aux sujets véritablement héroïques, la grandeur d’âme doit être ménagée devant toutes choses. »

Corneille, dans une lettre de remerciement à Saint-Évremond, reprend cette idée :

« Vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j’ai avancé touchant la

part que l’amour doit avoir dans les belles tragédies…

J’ai cru jusqu’ici que l’amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement, et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions.

Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis. »

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