Jean Racine : les femmes à la place centrale

L’élément déterminant dans le théâtre de Racine est l’omniprésence des femmes, la reconnaissance de leur richesse psychologique, la profondeur et l’ampleur de leurs attitudes, de leurs valeurs. Il y a ici une dimension absolument révolutionnaire, littéralement renversante et reflétant la grande affirmation des femmes des classes supérieures en France au 17e siècle.

La signification des femmes dans le théâtre de Racine est évidemment systématiquement incomprise, voire même totalement oubliée des analyses pourtant nombreuses des intellectuels bourgeois. Cela n’est pas étonnant, puisque le thème de la vie intérieure échappe complètement à une bourgeoisie française ayant raté le protestantisme.

Les femmes sont en effet, chez Racine, le vecteur de l’affirmation de la vie intérieure. Il est souvent affirmé, de manière erronée, que Racine est janséniste ; en réalité, le jansénisme est une catholicisme ultra visant à bloquer l’émergence du protestantisme, au moyen de la valorisation de « l’expérience intérieure ».

Là où cette expérience est sociale, progressiste chez le protestantisme, elle est isolée et individualiste dans le jansénisme, c’est-à-dire fondamentalement réactionnaire. C’est parce que Racine s’arrache au jansénisme qu’il a connu durant sa jeunesse pour découvrir la culture parisienne qu’il a pu exprimer le besoin d’affirmation de la vie intérieure, que la bourgeoisie avait raté avec le protestantisme.

Les femmes sont chez Racine le levier pour que s’exprime la richesse de la vie intérieure. On est ici dans l’exact opposé de l’affirmation patriarcale – aristocratique du théâtre de Corneille. Corneille représente le vieil esprit de la chevalerie et son espoir vain de revenir sur le devant de la scène ; Racine exprime la convergence historique (et momentanée) de la monarchie absolue et de la bourgeoisie.

Cela va avec la reconnaissance des femmes ; cela va également avec la pleine reconnaissance de leur identité, de leur existence, à l’opposé d’une prétendue « simplicité ».

Pour cette raison, si l’on omet la Thébaïde et Alexandre comme œuvres de jeunesse, alors sur neuf tragédies de Racine, six ont pour titre des nom de femmes ; encore faut-il noter la présence extrêmement décisive d’Agrippine dans Britannicus et de Roxane dans Bajazet, toutes deux étant des protagonistes de la plus haute importance.

Dans Bajazet, Roxane qui relève du harem organise pas moins qu’un coup d’État, dont elle veut faire profiter Bajazet dont elle est amoureuse.

Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.

Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,

Il m’a plu, sans peut−être aspirer à me plaire.

Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ;

En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.

Grâces à mon amour, je me suis bien servie

Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.

Les femmes ont des positions fermes ; elles possèdent une haute capacité de raisonnement et d’analyse critique, même autocritique. Elles ne sont jamais cantonnées dans une seule position sociale, puisqu’on a une veuve et une femme mariée, une fille et une mère, une fiancée et une femme qui tente de conquérir l’homme qu’elle aime par le charme, la conviction ou la force.

Il serait tout à fait erroné de définir ici la place des femmes comme un prétexte à la tendresse, qu’on opposerait à l’héroïsme de Corneille. Les femmes ne sont pas un prétexte, ni simplement un lieu de passage pour des expressions sentimentales. Leur richesse intérieure est d’ailleurs telle que les femmes n’hésitent pas à aller jusqu’à l’ultra-violence. Rien qu’avec cela, Racine montre qu’il est un titan de la littérature, ayant bien vu que les femmes ne sont nullement des mineures ad vitam aeternam.

On a ainsi Agrippine, nostalgique de quand elle tenait le pouvoir de manière indirecte. Voici ce qu’elle expose comme conception du pouvoir justement dans Britannicus :

Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État,

Que mon ordre au palais assemblait le sénat,

Et que derrière un voile, invisible et présente,

J’étais de ce grand corps l’âme toute−puissante

Et elle impose à Néron, son fils, un véritable agenda politique.

Néron

Eh bien donc ! prononcez. Que voulez−vous qu’on fasse ?

Agrippine

De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ;

Que de Britannicus on calme le courroux ;

Que Junie à son choix puisse prendre un époux ;

Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;

Que vous me permettiez de vous voir toute heure ;

Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

A votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

On a la reine Bérénice, amoureuse de Titus avec qui elle est censée se marier, qui voit son ami Antiochus déclarer sa flamme pour elle, qu’elle repousse avec cordialité, tendresse, presque ferveur.

Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée

Qui doit avec César unir ma destinée,

Il fût quelque mortel qui pût impunément

Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

Mais de mon amitié mon silence est un gage :

J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

Je n’en ai point troublé le cours injurieux ;

Je fais plus : à regret je reçois vos adieux.

Bérénice s’efface d’ailleurs devant le devoir de Titus, qui doit régner à Rome et ne peut se marier avec une reine de Palestine. Atalide, dans Bajazet, exprime dans une même mise en perspective le capacité d’engagement féminin, appelant le ciel à la punir elle seule pour un amour pourtant commun, partagé.

Eh bien ! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

De deux jeunes amants veut punir l’artifice,

O ciel, si notre amour est condamné de toi,

Je suis la plus coupable : épuise tout sur moi !

A l’opposé, dans Andromaque, Hermione fait preuve d’une capacité totale à vouloir répandre le sang, pour se venger de l’affront fait par l’homme qu’elle aime et qui la trahit. Obstacle à son mariage, Andromaque elle-même veut l’éviter et explique : « Allons, fuyons sa violence ».

Hermione a une approche d’une très grande brutalité, exprimant la grande richesse de son activité psychique, à l’entrecroisée des sentiments et des réflexions, l’amenant à être en même temps torturée, à la fois agressive et pleine d’espérance. La femme est ici un être réel, tout à fait concret, de chair et de sang, de psychisme et de sensations.

Elle est digne d’un homme, mais témoigne également de plus de profondeur. La portée de l’oeuvre de Racine sur la profondeur de la dimension psychique féminine est immense.

C’est là une très grande affirmation progressiste et universelle, et on peut tout à fait penser qu’une telle complexité ne peut pas du tout être présenté par un homme, qu’il fallait les femmes et leur intensité dans le rapport à la vie pour cela, les hommes se cantonnant somme toute dans l’existence plus que la vie elle-même.

Ce que Hermione explique à Cléone, puis à Oreste qui est amoureux d’elle et qu’elle utilise comme assassin, est ainsi d’une froideur toute particulière, c’est une véritable construction, fruit d’une riche vie intérieure, d’une mise en jeu de toute la vie elle-même.

Tout s’appuie sur sa douleur, façonnant son identité.

Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,

Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;

Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir,

Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr !

Sa réaction n’est nullement passive, mais bien au contraire toujours dans le sens de l’activité. On a ici une femme pour qui la passivité n’existe pas et n’est même pas recevable comme manière de poser son existence.

Vengez−moi, je crois tout.

(…)

Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.

Mais si vous me vengez, vengez−moi dans une heure.

Tous vos retardements sont pour moi des refus.

Courez au temple. Il faut immoler… [Qui?] Pyrrhus.

Et comme Oreste hésite, elle s’annonce prête à réaliser le crime elle-même.

Hermione

Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,

Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.

Conduisez ou suivez une fureur si belle ;

Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;

Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.

Oreste

Mais, Madame, songez…

Hermione

Ah ! c’en est trop, Seigneur.

Tant de raisonnements offensent ma colère.

J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,

Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien

Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.

Partez : allez ailleurs vanter votre constance,

Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

De mes lâches bontés mon courage est confus,

Et c’est trop en un jour essuyer de refus.

Je m’en vais seule au temple où leur hymen s’apprête,

Où vous n’osez aller mériter ma conquête.

Là, de mon ennemi je saurai m’approcher,

Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher,

Et mes sanglantes mains, sur moi−même tournées,

Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées

Ce n’est pas tout : une fois le crime fait, la vie intérieure continue de s’exprimer, avec le désespoir d’avoir perdu l’être aimé qui se refusait et qu’elle a elle-même fait tuer par Oreste.

Hermione

Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,

Va ; je la désavoue, et tu me fais horreur.

Barbare, qu’as−tu fait ? Avec quelle furie

As−tu tranché le cours d’une si belle vie ?

Avez−vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,

Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?

Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a−t−il fait ? A quel titre ?

Qui te l’a dit ?

Oreste

O dieux ! Quoi ? ne m’avez−vous pas

Vous−même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

Hermione

Ah ! fallait−il en croire une amante insensée ?

Ne devais−tu pas lire au fond de ma pensée ?

Et ne voyais−tu pas, dans mes emportements,

Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?

Quand je l’aurais voulu, fallait−il y souscrire ?

N’as−tu pas dû cent fois te le faire redire ?

Toi−même avant le coup me venir consulter,

Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?

Que ne me laissais−tu le soin de ma vengeance ?

Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

La démonstration de la richesse intérieure de la femme est ici un véritable saut de civilisation. Elle est véritablement propre à la France. Alors que Molière présente la libération sociale de la femme, concernant au moins son sentiment amoureux, Racine formule l’affirmation de sa vie intérieure, de sa richesse psychique, en pleine reconnaissance.

Il faut à ce titre noter que Marie Desmares, dit Mademoiselle de Champmeslé, ou encore la Champleslé (1642-1698), fut la muse de Racine. Elle joua Athalie dans Bajazet, Monime dans Mithridate, Bérénice, Iphigénie et Phèdre dans les pièces du même nom.

Elle avait une grâce et une voix en imposant véritablement au théâtre, ce qui joua dans le succès auprès du public alors ; Racine fut l’un de ses nombreux amants.

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