Jean Racine, notre auteur national: la concision au service de la concentration

L’élément prédominant de Racine, ce qui a marqué ses contemporains et en a fait celui qu’on doit considérer le grand écrivain national aux côtés de Molière, c’est la fluidité du propos, s’appuyant en même temps sur une profonde intensité grâce aux termes choisis, par ailleurs parfaitement imbriqués les uns dans les autres. Racine est celui qui donne son esprit à la langue française, qui s’affirme en tant que tel au XVIe siècle seulement avec la formation de la nation française grâce à François Ier.

Le français est, depuis le grand siècle que fut le XVIIe siècle, une langue concise où l’on est toujours capable de formuler les choses dans l’à-propos. On sait quoi dire quand il faut le dire : le français est une langue d’avocat et de technicien, d’orateur politique et de chef militaire.

 Portrait de Jean Racine d’après Santerre,
XVIIe siècle

Le français n’est ainsi pas une langue de savante construction comme l’allemand, ni de fulgurantes lancées comme l’italien ; il n’a pas non plus la ligne mélodique de l’anglais ou l’affirmation étoffée de l’espagnol. Il est avant tout un art – au sens d’une technique – d’expression. En France, on doit savoir parler comme on met la table, on doit savoir écrire comme on sait se tenir.

Et le vers en douze pieds, c’est-à-dire en douze sons délimités, est son rythme naturel, permettant de poser, telle une succession de vagues, les propos encastrés les uns dans les autres pour fournir une certaine cohérence musicale.

Voici par exemple le tout début d’Andromaque ; les propos d’Oreste sont les premiers que le public entend et ils sont entièrement fluides, formant une vraie totalité :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une face nouvelle ;

Et déjà son courroux semble s’être adouci

Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Rappelons qu’avec la césure à l’hémistiche, c’est-à-dire le découpage de l’alexandrin en deux (hémistiches séparés d’une césure, c’est-à-dire d’un mini temps d’attente), cela donne :

Oui, puisque je retrouve / un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre / une face nouvelle ;

Et déjà son courroux / semble s’être adouci

Depuis qu’elle a pris soin / de nous rejoindre ici.

La lettre E finale est toujours muette ; dans certains cas elle se lit, dans d’autres non, cela dépend car il faut toujours avoir six pieds d’un côté, de même de l’autre. Ainsi le second vers ici voit le E de fortune ne pas se prononcer, mais celui de face l’être quant à lui.

Voici, pareillement, le tout début de Mithridate, avec Xipharès présentant la situation de manière limpide.

On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport :

Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.

Les Romains, vers l’Euphrate, ont attaqué mon père,

Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.

Ce qui s’exprime de la manière suivante.

On nous faisait, Arbate, / un fidèle rapport :

Rome en effet triomphe, / et Mithridate est mort.

Les Romains, vers l’Euphrate, / ont attaqué mon père,

Et trompé dans la nuit / sa prudence ordinaire.

Cependant, on aurait tort de croire que l’art de Racine n’est que concision. En effet, cette concision est au service d’une puissante concentration. L’art littéraire de Racine est la tragédie, et pour réaliser sa mise en perspective, il doit faire ressentir deux choses au spectateur : la pitié pour la personne frappée par le destin, mais également la terreur par rapport à ses actes.

Cette dialectique pitié – terreur a été conceptualisée par le philosophe grec Aristote comme permettant une catharsis, c’est-à-dire une purgation des passions du spectateur, qui devient ainsi apaisé, et donc meilleur citoyen. Racine s’en sert comme levier pour l’affirmation de la vie intérieure, de la portée de la dimension psychique.

Racine utilise donc la concision au service de moments propres à la tragédie, sous la forme d’intensité brève et psychologiquement très fortes. Voici l’un des passages les plus célèbres, tout à fait représentatif de cela. Il s’agit du moment où Phèdre fait son aveu : elle explique à sa servante qu’elle est amoureuse de son beau-fils.

Je le vis, je rougis, / je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables.

Par des vœux assidus / je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;

De victimes moi−même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer,

J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. O comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Cette intensité psychique est toujours au service de moments qui sont de vrais tournants, car ils expriment la crise, ils la révèlent, ils l’exposent, aboutissant à des modifications dans les rapports entre les personnages mobilisés par leur passion et qui cherchent perpétuellement à évaluer la situation, à l’espérer en leur faveur.

Voici un exemple tiré de Mithridate, lorsque le roi revient et que Monime va devoir se marier avec lui, alors qu’elle n’en veut pas, étant amoureuse d’un autre.

Phoedime

Croyez−moi, montrez−vous, venez à sa rencontre.

Monime

Regarde en quel état tu veux que je me montre :

Vois ce visage en pleurs ; et loin de le chercher,

Dis−moi plutôt, dis−moi que je m’aille cacher.

Dans La vie dans la tragédie de Racine, Georges Le Bidois note avec justesse que :

« Ils [les mots qui portent coup] sont si nombreux qu’on est en peine de les transcrire. Prenez une seule pièce, Andromaque : vous trouverez à chaque page de brèves paroles qui font une révolution dans l’âme d’un personnage ou produisent dans l’action une péripétie considérable.

La conduite d’Andromaque ou d’Oreste, de Pylade ou de Pyrrhus, est perpétuellement suspendu à un mot. Et, de même, quelques mots de Narcisse auront plus de pouvoir sur Néron que les plus longs discours.

Veut-on savoir jusqu’où va, chez Racine, l’effet dramatique d’un mot, qu’on relise seulement le dernier entretien de Roxane et de Bajazet, qu’on entende le Sortez ! qui lui sert de conclusion.

Jamais l’économie de la parole n’eut au théâtre un effet plus saisissant. »

On notera bien, par ailleurs, que cette affirmation du théâtre de Racine présuppose la négation de Victor Hugo, et vice-versa. Pour Victor Hugo, Racine et Molière ne comptent pas ; au sujet de Racine, il dit même :

« Il fourmille d’images fausses et de fautes de français… Si vous voulez lire attentivement avec moi une de ses tragédies… Nous n’aurons pas fini de les relever ; mais elles échappent à une lecture rapide, parce qu’elles n’ont rien de très choquant, et qu’elles se dérobent habilement dans le tissu harmonieux du style. »

Il y a là en réalité un affrontement idéologique majeur, entre Racine et Molière comme plus hautes expressions de la culture nationale, et Victor Hugo un artisan du divertissement grossier utilisant le grotesque et le sublime pour des œuvres divertissantes dans l’esprit démocrate-chrétien.

Pareillement, selon Taine, Racine fait plaider, pour Sainte-Beuve, Racine est un discoureur au théâtre, etc.

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