Jean-Sébastien Bach arrive à un moment historique où son activité peut être le produit de deux pôles contradictoires. Il y a, d’un côté, une véritable base luthérienne sur le plan musical.
Des milliers de chants chorals ont été écrits, la religion n’a pas triomphé à l’échelle du pays mais elle profite de solides bastions, de solides formations théologiques et culturelles. Jean-Sébastien Bach en profite directement, de par son éducation, de par son environnement, de par les découvertes musicales qu’il a pu faire, de par sa sensibilité et son exigence.
Il va de soi que cela n’allait pas sans un très haut niveau technique, Jean-Sébastien Bach étant un virtuose au clavecin, à l’orgue, au violon et à l’alto.
De l’autre côté, Jean-Sébastien Bach disposait des moyens d’exprimer par un saut qualitatif sur le plan de la composition. De par sa situation, il était capable de résoudre de manière progressiste la tension dialectique entre le contrepoint et l’harmonie.
Le contrepoint n’a pas été un principe musical amené par Jean-Sébastien Bach, cependant la pratique qu’il en avait, ainsi que de la mélodie accessible sur le plan populaire de par les exigences luthériennes, est ce qui a amené un saut qualitatif dans la musique, dans la mesure où sa pratique lui avait bien souligné l’importance centrale du mouvement musical pour emporter l’auditoire et qu’il y ajoutait la densité par le contrepoint.
La pratique des centaines de chants chorals du luthéranisme lui avait ouvert le champ populaire de la mélodie ; le contrepoint lui permettait d’élever la mélodie à l’universel, en la rendant plus remplie, plus dense.
En ne perdant jamais de vue cette exigence d’accessibilité – d’où l’intérêt qu’il soit lui-même luthérien, pour le maintenir de manière résolue dans cette mise en perspective populaire – il a su puiser dans la technique du contrepoint pour faire en sorte qu’elle appuie cette mélodie de la manière la plus naturelle possible.
Chez Jean-Sébastien Bach, il y a plusieurs mélodies qui sont en rapport dialectique, tout en ayant une complexité propre permettant de développer davantage de formes, de rythme, ces formes combinées de plusieurs mélodies donnant naissance à une nouvelle manière d’exprimer la musique.
Chez Jean-Sébastien Bach, rien n’est donc gratuit, chaque élément musical exprime à la fois une complexité visant à une harmonie autonome et également un rapport productif avec les autres éléments.
Il ne s’agit pas d’une simple superposition. Il ne s’agit pas non plus d’un alignement ou d’une organisation, de type abstrait. Cela serait là perdre le principe de l’harmonie.
D’où la question de la sensibilité, clef pour parvenir une œuvre d’art authentique. Avec le protestantisme (dans sa version luthérienne), Jean-Sébastien Bach trouva l’accès à une vie intellectuelle, réfléchie, d’une immense densité ; il mit fin à la simplicité musicale et ouvrit la porte à une nouvelle époque.
Le Jésus de la Passion, auparavant Pantokrator, triomphant, céda la place au Jésus personnel, souffrant, seul, mis à l’écart, faisant face à la notion de mal, de doute, d’abandon. Il faut lire Georges Bernanos, auteur dont l’œuvre est traversée de part en part de luthéranisme, pour trouver en France un tel questionnement intime, pétri dans le doute, cherchant la simplicité de l’innocence et la complexité d’une vie intime.
Une œuvre incontournable est en ce sens celle connue en France comme « Passion selon saint Matthieu », ce qui est erroné, puisque cette œuvre luthérienne s’intitule en réalité la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon l’Évangéliste Matthieu, Matthieu étant ici présenté comme évangéliste et non pas comme un « saint ». Dans la démarche luthérienne, il n’y a pas de saints qui soient un intermédiaire avec Dieu.
S’il faut résumer ce qu’a apporté Jean-Sébastien Bach, on peut dire qu’il a montré la forme du rapport dialectique interne d’une composition musicale. Cela en fait un titan, considéré dans le domaine musical comme une figure non seulement incontournable, mais pratiquement indépassable.
C’est la découverte du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach qui amènera Wolfgang Amadeus Mozart à être en mesure de faire un saut qualitatif dans sa musique ; il est également significatif que son père Leopold Mozart s’appuyait sur deux œuvres pour le faire progresser lorsqu’il était tout jeune :
– le Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, l’oeuvre classique sur le contrepoint, qu’il s’était procuré en 1746 ;
– le Versuch über die wahre Art das Klavier zu spielen (Tentative sur le véritable art de jouer du clavier) de Carl Philipp Emanuel Bach, fils de Jean-Sébastien Bach.
Le Gradus fut également utilisé par Josef Haydn, y compris dans les cours qu’il donna à Ludwig von Beethoven, qui connut également dès le départ certaines œuvres de Jean-Sébastien Bach, et qui tirera pareillement du contrepoint les ressources pour obtenir ses œuvres les plus denses.
Il est assez parlant par ailleurs de trouver un chant choral de Martin Luther dans la Flûte enchantée, ce manifeste des Lumières dans leur guerre à l’obscurantisme.
A Jean-Sébastien Bach, le protestant méthodique ouvrant l’espace du contrepoint comme expression de la richesse intérieure de l’être humain à l’époque de la bourgeoisie affirmant son hégémonie, succédera le virtuose et libertin Wolfgang Amadeus Mozart, avec ses opéras antiféodaux dans la forme et le contenu, empruntant aux mélodies populaires et à leur vitalité.
Ludwig von Beethoven clôt alors ce premier cycle d’affirmation du contrepoint, en affirmant de son côté la sensibilité.