Joachim du Bellay et la constatation de la France en formation

Dans sa dédicace servant de présentation de sa Défense et illustration de la langue française, Joachim du Bellay (1522-1560) explique qu’il était dirigé que par « l’affection naturelle envers ma patrie ».

C’est là quelque chose d’historique, car l’époque est marquée par la formation des nations, sous l’impulsion des débuts du capitalisme. Joachim du Bellay parle donc d’une France qui ne fait que se constituer et en la définissant sur le plan de la langue, de la géographie, des mentalités… il contribue à ce processus de formation nationale.

Portrait de Joachim du Bellay par Jean Cousin le Jeune

Il est bien connu que les Regrets sont une complainte de Joachim du Bellay lors de son séjour à Rome. Mais le choix de ce thème a été sciemment choisi. C’est un prétexte pour dénoncer le Vatican (et non pas simplement la ville de Rome) et affirmer la nation française à travers sa nostalgie. Ses poèmes sont d’ailleurs amusants et caustiques bien plus que mélancoliques.

Plus précisément, le rôle historique de Joachim du Bellay est d’avoir synthétisé les traits nationaux d’une France en formation. Et pour ce faire, le poète procède de deux manières :

– il démolit littéralement le Vatican ;

– il fait un va-et-vient entre la France et les autres nations – y compris les civilisations grecque et romaine.

Voici un exemple avec le soixante-huitième sonnet des Regrets, où Joachim du Bellay dresse un catalogue de nationalités avec des particularités présentées de manière humoristique, se concluant par un rejet d’un « savoir pédantesque » qui est une allusion à l’Église catholique romaine.

Je hais du Florentin l’usurière avarice,
Je hais du fol Sienois le sens mal arresté,
Je hais du Genevois la rare vérité,
Et du Vénitien la trop caute [=prudente] malice :

Je hais le Ferrarois pour je ne sais quel vice,
Je hais tous les Lombards pour l’infidélité,
Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :

Je hay l’Anglois mutin, et le brave Escossois,
Le traistre Bourguignon, et l’indiscret François,
Le superbe Espagnol, et l’ivrongne Tudesque [= Allemand] :

Bref, je hay quelque vice en chasque nation,
Je hais moi mesme encor’ mon imperfection,
Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque.

On a ici véritablement une affirmation de la nation française et d’autres nations : c’est totalement nouveau.

Il faut cependant bien saisir le contexte de cette affirmation française. Celle-ci est rendue difficile par deux forces qui aimeraient bien soumettre voire intégrer la France.

Il y a ainsi déjà l’Espagne, qui aimerait intégrer le royaume de France. Mais ce n’est pas la menace principale alors. Celle-ci consiste en les ramifications italiennes et catholiques romaines en France, qui vont être si fortes avec l’Italienne Catherine de Médicis, qui sera reine-mère et régente du royaume de France de 1560 à 1563 et une tenante pro-catholique des guerres de religion.

Le poème quatre-vingt-quinze des Regrets est une véritable dénonciation de l’influence italienne, qui pour Joachim du Bellay est un obstacle à l’affirmation nationale française.

Maudict soit mille fois le Borgne de Libye [=Hannibal],
Qui le cœur des rochers perçant de part en part,
Des Alpes renversa le naturel rempart,
Pour ouvrir le chemin de France en Italie.

(…)

Le François corrompu par le vice estranger
Sa langue et son habit n’eust appris à changer,
Il n’eust changé ses mœurs en une autre nature.

D’où l’insistance de Joachim du Bellay quant à un style qui soit français.

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