Eduard Bernstein était un intellectuel qui, avec Karl Kautsky, était le plus proche de Friedrich Engels, dont il fut même l’exécuteur testamentaire. Son positionnement fut cependant totalement différent de celui de Kautsky et il provoqua une bataille idéologique dans les rangs de la social-démocratie allemande.
Eduard Bernstein savait tout à fait ce qu’est le marxisme. Il était tout à fait conscient, de manière pertinente, qu’il ne contient pas simplement un aspect économique, mais bien une base philosophique. Dans Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie, la première partie de l’ouvrage est consacré à présenter la conception marxiste, on y lit, de manière juste :
« La question de la justesse de la conception matérialiste de l’histoire est la question de la nécessité historique et de leurs causes. Être matérialiste cela signifie de fait de ramener tout événément aux mouvements nécessaires de la matière.
Le mouvement de la matière, selon l’enseignement matérialiste, se complète avec la nécessité d’un processus mécanique. Aucun déroulement ne se pose ici sans avoir au préalable son effet nécessaire, aucune chose ne se déroule sans son origine matérielle.
C’est par conséquent le mouvement de la matière qui détermine la forme des idées et directions de la volonté, et ainsi celles-ci également et de ce fait tout événement dans le monde humain sont matériellement nécessaires.
Le matérialiste est ainsi un calviniste sans Dieu. »
Eduard Bernstein pensa cependant que cette conception était trop dogmatique, trop bornée, pas scientifique, car niant la spéculation nécessaire quant aux faits. Elle ne sert qu’à des intellectuels et n’est d’aucune utilité pour le prolétariat.
Ce dernier n’aurait, selon Eduard Bernstein, pas intérêt non plus à la révolution, qui déstabilise la production. Le principe d’objectif final serait de toutes manières un blocage aux mobilisations sociales, ce qui amène Eduard Bernstein à créer une formule résumant toute son approche :
« Le but, quel qu’il soit, n’est rien pour moi, le mouvement est tout. »
Pour résumer, Eduard Bernstein n’acceptait pas que le marxisme ait une prétention scientifique, avec un positionnement systématique. Il lança par conséquent une offensive pour tenter d’imposer son point de vue.
En 1899, il publia ainsi Le socialisme évolutionnaire, une critique du programme d’Erfurt, allant jusqu’à remettre en cause le marxisme.
Les années précédentes, il avait déjà formulé son point de vue dans une série d’articles de la Neue Zeit, intitulée Les problèmes du socialisme. Ces articles avaient déjà été dénoncées par Rosa Luxembourg, dans le Leipziger Volkszeitung (Journal du peuple de Leipzig), comme reflétant une position réformiste.
Eduard Bernstein y visait particulièrement le principe de la crise générale finale du capitalisme, considéré par le marxisme comme inévitable en raison du poids des contradictions. Selon le marxisme, en effet, la loi de la chute tendancielle du taux de profit va forcément de pair avec l’appauvrissement général des masses et la polarisation de la société, débouchant sur la révolution socialiste.
En tentant de mettre à mal cette thèse, considérée par le marxisme comme vraie autant qu’une loi naturelle, Eduard Bernstein cherchait à faire se lézarder tout l’édifice idéologique du marxisme. Voici comment il justifie sa remise en cause :
« [Refuser l’effondrement de la thèse du capitalisme] n’affaiblit aucunement la force de conviction de la pensée socialiste.
Car en examinant de plus près tous les facteurs d’élimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons qu’ils sont tout simplement les prémisses ou même les germes de la socialisation de la production et de l’échange (…).
Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d’une part, la capacité d’adaptation, et d’autre part – ou plutôt simultanément – la différenciation de l’industrie. »
Suivant Eduard Bernstein, il faut donc faire passer le poids central vers les syndicats, l’union des consommateurs, les revendications pratiques, la social-démocratie devant se focaliser sur la démocratie qui, si elle n’abolit pas les classes, abolirait la domination d’une classe par une autre.
Il n’est pas difficile de reconnaître ici les principales thèses du social-libéralisme, qui accompagne les progrès de la société, ce qui serait en soi le « socialisme ».