C’est en Grande-Bretagne que se fondit la première association moderne de protection des animaux, la Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) en juin 1824. La SPCA s’engage sur le terrain des conditions des animaux dans les fermes et la production, mais mena également campagne contre la vivisection, ainsi que les sports impliquant la violence jusqu’au sang et la peine de mort.
Le mouvement se cantonnait cependant aux humanistes des classes aisées, dans une perspective idéaliste. Il était porté par des femmes, appartenant à la haute société et saisissant le caractère dépassé de certains comportements aristocratiques, tentant d’aller dans le sens d’un humanisme à prétention moraliste.
La grande figure de ce courant fut Louise Lind af Hageby, issue de la plus haute aristocratie suédoise, qui mit sa culture au service d’une intense propagande contre la vivisection.
Accompagnée alors de son amie suédoise Leisa Katherine Schartau, elle avait été horrifiée en 1900 par la situation des animaux subissant la vivisection à l’Institut Pasteur à Paris.
Aussi les deux femmes s’inscrivirent-elles en 1903 à l’école londonienne de médecine pour femmes, qui ne pratiquait pas la vivisection, mais permettait d’assister à celle effectuée dans le cadre des études pour les hommes, au King’s College et au University College.
Louise Lind af Hageby y prit 200 pages de notes et les remit au dirigeant de la Société Nationale Anti-Vivisection, fondée en 1875. Elle y décrit notamment comment devant une audience étudiante à chaque fois rieuse, des professeurs procédèrent à plusieurs reprises à l’opération et à la dissection sans anesthésie du même chien.
Elle dit entre autres :
« Un gros chien, allongé sur le dos sur une table d’opération, est transporté dans la salle de conférence par le démonstrateur et le préposé du laboratoire. Ses pattes sont fixées à la planche, sa tête est fermement maintenue de la manière habituelle et elle est étroitement muselée.
Il y a une grande incision dans le côté du cou, exposant la glande. L’animal présente tous les signes de souffrance intense ; dans ses luttes, il soulève encore et encore son corps par rapport au plateau et fait de puissantes tentatives pour se libérer. »
La situation de ce pauvre chien terrier de couleur marron ouvrit une période de plusieurs années de polémique publique, formant l’affaire dite du « Brown dog ».
La première étape fut un procès en diffamation en 1903 dès la publication des notes des deux étudiantes suédoises. Gagné par le médecin en chef ayant dirigé la vivisection, le dirigeant de la Société Nationale Anti-Vivisection fut ainsi condamné à une forte amende.
The Times salua le verdict, mais regretta le « hooliganisme médical » des étudiants en médecine particulièrement virulents ; à l’opposé, The Sun, le Star et le Daily News dénoncèrent le verdict et une vaste mobilisation se produisit en effet pour rassembler l’argent de l’amende.
L’écrivain américain Mark Twain publia au même moment un conte, A Dog’s Tale, où sont racontées les terribles mésaventures d’un chien fidèle, avec une dénonciation acerbe de la vivisection.
L’ouvrage des deux étudiantes fut lui-même republié plusieurs fois, sous le nom de The Shambles of Science: Extracts from the Diary of Two Students of Physiology (Les pagailles de la science : extraits du journal de deux étudiantes en physiologie).
L’État tenta de temporiser avec la nomination en 1906 d’une seconde Commission royale sur la vivisection. Toutefois, le mouvement anti-vivisection rencontra alors le mouvement ouvrier.
Des fonds furent rassemblés, afin d’élever un mémorial en l’honneur du chien. Élaboré par le sculpteur Joseph Whitehead, il devait servir de fontaine, tant pour les humains que pour les chiens et les chevaux, avec un multiple système d’irrigation également à leur hauteur.
De plus, le quartier choisi fut celui de Battersea, un bastion populaire avec une forte base socialiste et un soutien fort au mouvement anti-vivisection. Le premier maire noir d’un quartier de Londres y sera élu par le conseil municipal en 1913. Le quartier possédait également un petit hôpital n’employant que du personnel anti-vivisection, le Battersea General Hospital, qui exista de 1903 à 1933.
Le quartier disposait également d’un refuge pour chiens, le Battersea Dogs Home, dirigé par le duc William Cavendish-Bentinck, un conservateur possédant pratiquement toutes les hautes décorations honorifiques, qui considérait comme « non seulement horrible, mais absurde » que des chiens du refuge soient fournis pour la vivisection.
Le mémorial fut inauguré le 15 septembre 1906, en présence notamment de l’écrivain végétarien George Bernard Shaw, prix Nobel de littérature en 1925, ainsi que de Charlotte Despard.
Né en 1844, amie de la fille de Karl Marx Eleanor Marx, déléguée de la seconde Internationale en 1896, Charlotte Despard mena une intense campagne pour le vote des femmes et refusa tout lien avec l’armée britannique pendant la première guerre mondiale. Elle rejoignit en 1930 le Parti Communiste de Grande-Bretagne et devint la secrétaire des amis de la Russie soviétique.
Figure de l’antifascisme, elle vit sa maison détruite à Dublin par un commando fasciste, alors qu’elle avait déjà 89 ans.
Le mémorial devint le point de cristallisation de la lutte des classes. Toute l’attitude par rapport à la société se polarisait, symbolisée par rapport à l’acceptation ou le refus de la vivisection. Sur le mémorial, on pouvait lire :
« En mémoire du terrier brun
Chien mis à mort dans les laboratoires
du Collège universitaire en février
1903 après avoir enduré la vivisection
s’étendant sur plus de deux mois
et ayant été remis
d’un vivisecteur à l’autre
Jusqu’à ce que la mort vienne à son Soulagement.Aussi à la mémoire des 232 chiens
ayant subi la vivisection pendant l’année 1902.Hommes et femmes d’Angleterre
combien de temps ces choses seront-elles? »
Après avoir tenté des recours légaux, la situation devint explosive à partir de novembre 1907. Les étudiants en médecine lancèrent des opérations de vandalisme, la première s’ensuivant par une arrestation suivie d’une amende.
Cela s’ensuivit d’une manifestation de mille étudiants en médecine, tenant l’effigie d’un chien sur un bâton, chantant « Pendons [le magistrat] Paul Taylor sur un pommier amer / alors que nous continuons de marcher », tentant de brûler l’effigie du magistrat avant de jeter celle-ci dans la tamise.
La tension ne cessa pas et les réunions des suffragettes furent même attaquées en général, ce qui témoigne bien de la lecture faite de la question. De fait, le 10 décembre 1907 ce furent les masses du quartier qui empêchèrent une attaque d’une centaine d’étudiants à la fois contre le mémorial et contre l’hôpital.
Un milliers d’autres étudiants s’étaient rassemblées dans le centre de la ville et provoquèrent plusieurs heures de batailles rangées avec la police. Celle-ci fit en sorte d’avoir désormais six policiers protégeant le mémorial.
Comme pourtant la direction du mouvement était resté dans les mains des membres de la haute bourgeoisie et des cercles libéraux, le mouvement s’enlisa. Un conseil municipal conservateur s’accorda avec l’État pour expliquer que les coûts de surveillance du mémorial étaient trop onéreux, et malgré les rassemblements de plusieurs milliers de personnes, dans la nuit du 10 mars 1910, quatre ouvriers encadrés par 120 policiers enlevèrent le mémorial.
C’était un moment historique : le mouvement ouvrier n’avait pas été en mesure de prendre le flambeau. La question resta dans les mains d’une critique libérale du conservatisme. Les capacités des libéraux étaient bien plus fortes, sur le plan intellectuel et culturel, ainsi que sur le plan des moyens matériels.
Témoignant de cette capacité que la classe ouvrière n’avait pas, lors d’un procès en 1913 contre le journal du soir le Pall Mall Gazette, Louise Lind af Hageby battit les records de durée en prononçant 210 000 mots pour se justifier, ainsi que 20 000 questions à 34 témoins. Avec la duchesse Nina Douglas-Hamilton, elle ouvrit des sanctuaires sur de larges terrains, prônant la paix pendant la première guerre mondiale et organisant des postes vétérinaires pour les chevaux engagés sur les fronts anglais et français.
La question animale échappait à la classe ouvrière pour une longue période.