Cette question du sacrifice en esprit qui est supérieur au sacrifice dans l’action a comme base l’objectif idéologique qu’est l’hégémonie des prêtres. En pratique, une fois le cœur de la Bhagavad Gîtâ mis en place dans les quatre premiers chapitres, le restant des chapitres sert en effet à colmater la série nombreuse de brèches provoquée par le saut qualitatif effectué par la modification du rapport caste des guerriers – caste des prêtres.
Le premier souci est, comme le souligne Arjuna, de savoir s’il faut privilégier tout d’abord « le renoncement qui supprime l’action » ou bien « le yoga qui est effort ».
L’appel à la concentration s’appuie, en effet, sur un détachement général et on se demande alors forcément s’il ne faut pas mieux directement basculer dans le renoncement complet, afin de ne jamais mal agir.
Or, la caste des prêtres ne peut pas exister de manière indépendante, avec une société qui serait uniquement composé d’ascètes et de laïcs les accompagnant (cela c’est le bouddhisme originel qui le proposera, dans un modèle en quelque sorte pré-calviniste).
C’est possible en théorie, abstraitement, mais certainement pas dans la pratique de la réalité sociale indienne de l’époque.
Par conséquent, la Bhagavad Gîtâ, qui ne conçoit qu’un monde statique fondé sur les castes, s’en sort par un appui au relativisme qui, pour ne pas avoir l’air absurde, doit consister en une plongée en le Dieu suprême : c’est la conception du « yogin ».
Le yogin « dépasse » la contradiction entre action et inaction, entre renoncement et yoga, en parvenant à « fusionner » avec le Dieu suprême dont le monde n’est qu’une émanation.
En devenant soi-même une partie du Dieu suprême – ce qu’on est déjà, mais cette fois en le sachant – on cesse de « participer » aux contradictions du monde réel.
La Bhagavad Gîtâ présente cela ainsi :
« 14. Ni l’activité, ni les actes ne procèdent du Seigneur du monde, ni le lien qui attache le fruit aux actes ; cela, c’est le domaine de la nature individuelle.
15. Ni péché, ni bonne œuvre n’atteint le Seigneur ; mais l’ignorance voile la vérité ; d’où l’erreur des créatures (…).
18. Le brâhmane le plus savant et le plus vertueux, un bœuf ou un éléphant, un chien ou un, mangeur de chien, c’est tout un aux yeux du sage.
19. C’en est fait de tout retour en ce monde pour ceux dont l’esprit est fixé dans l’impassibilité parfaite ; Brahman est sans tache, impassible ; ils sont donc fixés en Brahman.
20. Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souffrance ne l’afflige ; il a l’âme toujours égalé, jamais troublée, celui qui connaît Brahman, qui est fixé en Brahman.
21. Insensible aux impressions du dehors, c’est en soi qu’il trouve le bonheur ; intimement uni à Brahman, il goûte un bonheur indestructible. »
Cette fusion dans le Brahman aboutit alors au mysticisme et c’est précisément cela que liquidait le bouddhisme originel, dans la mesure où celui-ci niait l’individualité de l’esprit du monde, appelé l’atman, l’individualité du Dieu suprême.
Dans le sixième chapitre de la Bhagavad Gîtâ, on lit à l’inverse un éloge de la fusion mystique du « yogin », avec un retour à l’insistance des normes brahmaniques et védiques, pré-hindouistes, du feu sacré et des rites :
« 1. Celui qui, sans se soucier du fruit des actes, accomplit les actes prescrits, c’est celui-là, non celui qui néglige le feu sacré et les rites, qui est vraiment un détaché, un yogin (…).
8. Celui qui fait sa joie de la vérité et de la science, qui est concentré, maître de ses sens, de ce yogin qui ne fait de l’or plus de cas que d’une pierre ou d’une motte de terre, on dit qu’il est parvenu au yoga.
9. Honneur à celui qui considère du même œil compagnons et amis, ennemis ou indifférents, inconnus, gens haïssables ou parents, hommes vertueux ou pécheurs.
10. Que le yogin toujours se gouverne lui-même, retiré, solitaire, l’esprit dompté, sans désir, sans bien (…).
18. Quand l’esprit discipliné se replie uniquement sur lui-même, alors, on dit que l’homme, libéré de tous les désirs, a atteint le yoga (…).
27. Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a l’esprit pacifié, qui, la passion calmée, sans tache, s’identifie à Brahman.
28. Le yogin, affranchi de souillure, qui toujours se gouverne ainsi, atteint aisément le bonheur infini qu’est l’union en Brahman.
29. Il découvre l’âtman (l’âme) dans tous les êtres et tous les êtres en l’âtman, l’homme gouverné par le yoga qui reconnaît l’identité de tout.
30. Celui qui me voit en tout et qui voit tout en moi ne se sépare jamais de moi, et jamais je ne me sépare de lui.
31. Celui qui, réalisant l’unité, m’adore dans tous les êtres, ce yogin, où qu’il se meuve, demeure en moi.
32. Celui, ô Arjuna, qui, à l’image de l’unité en l’âtman, voit que tout est identique, plaisir ou souffrance, celui-là est réputé yogin parfait. »
On a là une fuite en avant dans le mysticisme, rendu nécessaire pour maintenir la possibilité d’une amélioration du comportement par l’éloignement de la « matière », dans le sens d’une hégémonie de la caste des prêtres.
Arjuna demande alors logiquement ce qui se passe si on ne parvient pas à devenir yogin. La réponse ne se fait pas attendre : le cycle des réincarnations permet d’avancer progressivement en ce domaine :
« 40. Ô fils de Pṛithâ, celui que tu dis ne se perd ni dans ce monde, ni dans l’autre ; qui fait le bien, ô mon frère, ne saurait aller à sa perte.
41. Cet homme qui a manqué le yoga, élevé au séjour des gens de bien, y demeure des années infinies, puis il renaît de parents purs et fortunés ;
42. Ou, mieux encore, il revit dans une famille de sages yogins ; car une pareille naissance est la plus rare à obtenir en ce monde.
43. Là, ô rejeton de Kuntî, il retrouve l’état d’esprit où il s’était élevé dans cette existence antérieure, et avec un zèle redoublé il s’efforce vers la perfection. »
Pourtant, cette conception est en contradiction formelle avec le fait que l’on va au « paradis » si l’on se comporte de manière conforme à sa caste, comme c’est d’ailleurs expliqué à de très nombreuses reprises dans le Mahâbhârata !
L’idéal guerrier de type védique est encore présent dans le Mahâbhârata, mais la Bhagavad Gîtâ le contredit en proposant un idéal chevaleresque soumis au yoga, à la célébration du yogin.
Le processus ne s’arrête alors plus : le septième chapitre consiste entièrement en l’explication par Krishna qu’il est absolument tout :
« 6. La première est la matrice de tous les êtres, je suis, moi, l’origine et la fin de l’univers tout entier. »
Le huitième chapitre ajoute alors, comme en passant, une insistance sur les védas et alors la boucle est bouclée ; la caste des prêtres est la seule porteuse de la vérité : l’auto-contrôle de chaque personne dans le cadre des castes.
Ce qu’on lit est indéniablement un vaste retour en arrière « védique » très éloigné des nouveautés des premiers chapitres, avec donc la référence au passage par le soleil ou la lune, les sacrifices, etc.
« 10. Celui qui, au moment du grand départ, la pensée inébranlable, concentrée dans la dévotion et dans l’effort du yoga, sait ramener entre ses sourcils toute sa puissance vitale, celui-là va au divin Purusha suprême.
11. Cette demeure, que les connaisseurs du veda déclarent impérissable, où pénètrent les ascètes libérés de la passion, en vue de laquelle on pratique la chasteté, je te la vais décrire en raccourci.
12. Quand, fermant toutes les issues sur le dehors, emprisonnant en soi la faculté de percevoir, retenant dans la tête son souffle vital, on réalise la concentration du yoga ;
13. Que l’on dépouille le corps en prononçant « om » — Brahman même en une syllabe — et en pensant à moi, on s’élève à l’asile suprême (…).
24. Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semestre ascendant du soleil vers le nord, c’est sous ces signes lumineux que vont à Brahman les hommes qui connaissent Brahman.
25. Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre descendant du soleil au sud, — sous ces signes d’ombre, le yogin atteint la lumière de la lune pour revenir ensuite à de nouvelles existences.
26. Ce sont les deux voies éternelles, l’une claire, l’autre obscure, de l’univers ; par l’une il n’est pas de retour, par l’autre on revient en arrière.
27. Les yogins les connaissent ces deux sentiers, et aucun d’eux ne s’égare, ô fils de Pṛithâ ; sois donc, ô Arjuna, en tout temps appliqué au yoga.
28. Le mérite qui est assigné à l’étude du veda, au sacrifice, à l’ascèse, à l’aumône, le yogin qui sait tout cela, le dépasse ; il s’élève au lieu suprême, au lieu des origines. »
On retrouve dans le neuvième chapitre une même logique védique :
« 16. Je suis le rite, je suis le sacrifice, je suis l’offrande et l’herbe rituelle ; c’est moi qui suis la prière, le beurre clarifié ; je suis le feu ; je suis la libation.
17. De ce monde, je suis le père, la mère, l’ordonnateur, l’ancêtre ; je suis l’objet de la science, le purificateur, la syllabe om, le rie, le sâman, le yajus;
18. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami, l’origine et la fin, le support, le réceptacle, le germe, l’impérissable.
19. Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je la répands ; je suis l’immortalité et la mort ; je suis, ô Ârjuna, l’être et le non-être.
20. Les maîtres de la triple science qui en buvant le soma se purifient de leurs péchés, cherchent, en m’honorant par des sacrifices, à gagner le ciel ; introduits dans le monde pur du roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances divines des hôtes célestes. »
Avec la conception du yogin, la Bhagavad Gîtâ se précipite dans le mysticisme, où les rites se voient maintenus parce que la caste des prêtres est la plus proche des yogins, porte vers l’univers consistant en l’esprit du Dieu suprême.