Dans son avertissement au lecteur, Charles Baudelaire explique son approche de la manière suivante :
Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
« Satan Trismégiste » n’existe pas, en fait c’est un mélange de Satan, symbole du mal, et Hermès Trismégiste, un personnage fictif de l’antiquité censé avoir amené l’écriture aux Égyptiens sous la forme du dieu Thot et avoir résumé la magie dans des textes cryptiques, « hermétiques », ouvrant la voie à l’alchimie.
Pourquoi Charles Baudelaire combine-t-il deux personnages totalement opposés sur le plan de la symbolique ? Simplement parce que, s’étant intéressé à tout ce fatras mystique, il a rencontré une conception justifiant son mode de vie décadent : la kabbale louranique.
La kabbale est apparue au Moyen-Âge comme une tentative mystique juive d’interpréter la réalité de manière religieuse tout en s’appuyant sur Platon et le néo-platonisme. Il faudrait prier pour envoyer de l’énergie à Dieu qui s’est rétracté pour permettre au monde d’exister.
Isaac Louria (1534-1572) y ajoute une conception nouvelle. Puisque la création du monde sous-tend l’existence du mal, alors il faut se tourner vers le mal pour permettre au bien de s’en libérer, afin d’enlever son énergie au mal et de permettre la restauration de l’idéal.
On se tourne vers le mal, acceptant de se retrouver en fâcheuse posture… pour en fait à un moment le réfuter, et donc parvenir à une réparation, un rétablissement. Dans la conception kabbaliste d’Isaac Louria, on ramène le monde à sa source divine, on rattrape ce qui est tombé dans le mal.
D’où une valorisation de la « transgression désintéressée », prétexte naturellement à des comportements erratiques-mystiques jusqu’au délire, ce qui sera une contribution au principe de la « magie noire ».
Charles Baudelaire a largement utilisé cette conception dans les Fleurs du mal, seulement il ne l’a pas mise en avant, restant cryptique avec ses propos sur la transformation de la boue en or dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal :
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
Le poème « Une charogne » est le plus emblématique de cette approche. C’est le plus incompris, on peut même dire que personne n’y comprend rien, à moins de saisir le néo-platonisme.
Charles Baudelaire demande à sa compagne de se rappeler quand ils avaient rencontré un cadavre d’animal, qui est longuement décrit de manière ignoble. C’est un naturalisme particulièrement agressif, dont voici un exemple :
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en petillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Or, à la fin du poème, Charles Baudelaire explique à sa compagne qu’elle sera pareille un jour, mais que cela ne compte pas car en raison de son âme éternelle, sa « forme » se maintiendra dans l’univers, même si son corps – qui n’est qu’une copie matérielle, imparfaite, de la forme – se décompose.
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
C’est là du néo-platonisme, avec l’opposition entre la matière et un monde magico-divin, et il s’attendait à ce que cela fonctionne vis-à-vis des critiques, car le projet est para-religieux, du moins ouvertement croyant, et très raffiné intellectuellement.
Seulement comme Charles Baudelaire était un décadent, il a oublié de prendre en compte l’effet de la « transgression désintéressée ». Cela fut fatal, vu qu’une large partie de l’œuvre se focalise sur le « réalisme grossier », en fait le naturalisme, pour marquer les esprits, pour les choquer avec un esprit « satanique ».
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