L’autosatisfaction permanente de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal

Les commentateurs n’ont pas compris le principe de la « transgression désintéressée » employée par Charles Baudelaire ; cela le marquera suffisamment pour qu’il réalise par la suite des Petits poèmes en prose entièrement fondée sur cette approche, et qui passeront d’autant plus inaperçus, malgré leur intérêt naturaliste, voire réaliste.

Ils ont par contre tout à fait noté l’opposition systématique entre le « spleen » et l’« idéal », sans pour autant forcément voir la dimension néo-platonicienne de la question, puisqu’il s’agit de quitter la matière qui n’est qu’apparence pour se tourner vers la seule vérité, forcément spirituelle-divine.

Le fameux poème L’albatros n’est ainsi pas qu’une allégorie du poète, c’est aussi l’image de l’âme qui est désespérée de se retrouver sur Terre, prisonnière de la matière.

Cependant, ce qui fait qu’il est appréciable, c’est tout simplement que sa forme relève avant tout du Parnasse : c’est une description stylisée de quelque chose de réel, en l’occurrence la mésaventure d’un albatros.

L’albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Dès qu’elle sort du Parnasse, la poésie de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal devient de ce fait cryptique, étrange, allusive, incompréhensible, et surtout outrageusement facile, d’une auto-satisfaction maladive.

C’est souvent directement médiocre, voire franchement mauvais, tel ce poème prétentieux, sans profondeur, d’une provocation vaniteuse.

Le possédé

Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,
Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;
Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,
Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

Allume ta prunelle à la flamme des lustres !
Allume le désir dans les regards des rustres !
Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;

Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !

Le caractère gratuit des vers, l’auto-satisfaction perpétuelle du poète, l’absence de recherche de complexité… sont une norme dans une œuvre composée surtout d’une accumulation de sentiments relevant du cliché et de postures poétiques à prétention dandy, en réalité souffreteuse.

Causerie

Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !
Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.

— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;
Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé
Par la griffe et la dent féroce de la femme.
Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l’ont mangé.

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;
On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !
— Un parfum nage autour de votre gorge nue !…

Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !
Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,
Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !

Le caractère trivial des poèmes est en écho avec la facilité, car Charles Baudelaire accepte tout à fait la société où il vit, avec ses valeurs en phase avec le colonialisme s’élançant alors.

À une dame créole

Au pays parfumé que le soleil caresse,
J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés
Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,
Une dame créole aux charmes ignorés.

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse
A dans le cou des airs noblement maniérés ;
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d’orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poëtes,
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Ce qui sauve Charles Baudelaire, ce sont ses fulgurances, ses propos lyriques élancés, ramassés sur eux-mêmes, de véritables marqueurs, tels :

« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »

« Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ? »

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. »

Et lorsque ses fulgurances sont rassemblées, cela donne des poèmes élaborés, à rebours du morbide, de l’idéal relevant de l’abstraction, censée s’opposer à une obsession « satanique » pour le mal. Ce sont en fait des poèmes du Parnasse.

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