Pourquoi les religions existent-elles encore au début du 21e siècle ? C’est parce qu’en plus de refléter des intérêts de classe, elles forment une réponse civilisationnelle à la crise de la nature humaine. En effet, l’humanité est en crise, depuis son émergence historique « hors de la Nature », comme animal ou ancien animal capable de réflexion avancée et en mesure de transformer la Nature.
Un animal qui n’en est plus un, voilà comment est désormais l’être humain. La sortie de l’animalité par l’espèce humaine est ainsi contradictoire : elle s’est concrètement réalisée, mais en même temps elle est illusoire car les êtres humains restent des animaux. Les religions tentent alors de fournir un cadre général à l’humanité afin de pouvoir se regarder dans le miroir.
C’est la raison pour laquelle Jésus pouvait dire que « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! ». En effet, les personnes ayant un problème intellectuel majeur, étant « simplet » ou « attardé », n’ont pas à jongler entre le bien et le mal comme les êtres humains en général, ou plus exactement avec des situations ressenties comme vraiment « positives » et d’autres vécues comme particulièrement « négatives ».
Ils n’ont donc pas l’angoisse, l’inquiétude qui tourmente l’humanité en général, ce va-et-vient positif et négatif qui bouleverse le vécu. Toute l’Amérique précoloniale célébrait, pour la même raison que Jésus, les personnes ayant un retard intellectuel ou mental, y voyant des êtres en contact avec le divin, avec la bonté, avec le ciel.
Les religions, c’est une tentative de préserver les apparences, de neutraliser l’oscillation entre le « bien » et le « mal ». Les religions, c’est l’obsession de maintenir un cadre à l’humanité, pour s’extraire de la barbarie de la période où l’humanité vivait « sur le tas », avec des institutions sommaires établies à petite échelle.
C’est le paradoxe dialectique : d’un côté, les religions disent que l’humanité est mauvaise, de l’autre c’est par cette capacité non-animale à être mauvais que l’humanité peut être bonne. C’est un message contradictoire qui traverse toute la religion, à l’instar de ce qu’on lit dans le Coran : « En vérité, Nous avons proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes le Dépôt. Ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; il est vraiment foncièrement injuste et ignorant. »
Les religions sont une fiction, car elles disent que l’humanité oscille tout le temps entre le bien et le mal, et pourtant c’est vers elle que se tournerait Dieu. En réalité, Dieu est un moyen de « tenir », de poser un certain calme.
C’est en ce sens qu’il est intéressant de regarder le double aspect de ce qui se passe au début du 21e siècle. D’un côté, les religions ne cessent de reculer, s’effaçant devant la vie quotidienne capitaliste qui ne laisse pas d’espace à une telle démarche spirituelle.
De l’autre, les religions ne cessent de s’agiter, multipliant leurs formes, leurs tentatives de jouer autant que possible sur la direction des sociétés. L’hindouisme veut l’hégémonie sur l’Inde, l’Islam sur toute une série de pays, le judaïsme entend contrôler Israël, le bouddhisme cherche à façonner les pays où il est majoritaire, l’évangélisme exige de prendre les commandes morales aux Etats-Unis, le catholicisme romain se veut un profond levier culturel et moral, alors que l’Église orthodoxe marche en tandem avec l’État russe.
Les religions agonisent et en même temps elles visent une expansion, afin de s’ancrer dans la modernité. C’est là lourd de sens, car ce qui se joue, c’est la modification complète de la vision du monde qu’a l’humanité. Les forces productives se sont tellement développées que les religions sont une anomalie, dont l’existence correspond à une humanité du passé. On en sait trop pour que les religions n’aient même la moindre crédibilité. On en sait trop sur le passé de la planète dans le cadre cosmique, sur le passé des animaux avec les dinosaures, sur l’évolution de l’humanité comme espèce…
Et pourtant les religions existent encore. Ce paradoxe implique qu’elles doivent disparaître. En ce début de 21e siècle, alors qu’on en passe le dernier quart, une rupture va se dérouler au sein de l’humanité, avec les religions qui sont remplacées non pas simplement par une lecture « sociale » des choses, mais par une vision matérialiste de la réalité, à la hauteur de l’univers.
C’est le rêve de Spinoza que le 21e siècle va réaliser, avec une humanité reconnaissant la Nature comme système et abandonnant l’hypothèse vaniteuse de « l’Homme dans la nature comme un empire dans un empire ».