La CFTC a été travaillée au corps par Reconstruction, pour aboutir à la CFDT. Et il est un aspect essentiel à saisir, sans quoi on ne peut pas comprendre pourquoi la CFDT a dénoncé la société de consommation dans les années 1970 : l’arrière-plan américain.
La référence de Reconstruction, ce sont les États-Unis. Reconstruction a soutenu tant l’OTAN que le plan Marshall ; il voit en les États-Unis et le Royaume-Uni des pays avec une continuité constitutionnelle permettant la « modernisation » par le syndicalisme.
Le 1er mai 1966, à l’occasion de ses vingt ans, Reconstruction rappelle de la manière suivante l’importance de sa référence au modèle américain.
« A l’époque où « le modèle américain » ne s’imposait pas comme aujourd’hui à l’imitation et à la critique européennes, c’était une originalité de présenter des organisations syndicales des Etats-Unis, celles notamment appartenant au C.I.O. (Congrès des Organisations d’Industrie), leurs modes d’action, la société où elles s’inséraient pour la réformer en coopération avec les intellectuels « libéraux » et les politiques qui, à la suite de F.D. Roosevelt, se situent, comme plus tard le président Kennedy, « à la gauche du centre ».
La reconnaissance du rôle majeur des États-Unis dans le monde d’après-guerre est un des traits de l’attitude initiale de Reconstruction.
Et il ne s’agissait pas de reconnaître simplement un fait de puissance : une étude de la société économique américaine modifiée par le New Deal en avait révélé la complexité, empêchant de n’y voir que capitalisme, et capitalisme schématiquement conçu selon un marxisme vulgaire, facile lieu trop commun dans l’intelligentsia française.
A cela s’ajoutaient le sentiment de la vitalité de la démocratie en Amérique, du civisme et de la liberté d’expression malgré les puissances de conformisme et de corruption, et aussi la connaissance des meilleurs aspects du Labor américain, au C.I.O. notamment : — l’action d’hommes tels que Sidney Hillman et Walter Reuther, — un internationalisme aussi sincère que moderne manifeste dans la fondation de la Fédération Syndicale Mondiale et l’effort ultérieur pour en sauver l’unité, — le maintien d’exigences idéales, d’une grande ouverture d’esprit, d’un constant travail éducatif dans de riches organisations de masse, — la conception et la mise en œuvre de programmes tant d’éducation que d’action politiques.
Ce degré d’information explique l’attitude positive du milieu « Reconstruction » à l’égard du Plan Marshall : attitude raisonnée, comportant une action de défense des intérêts ouvriers.
L’unité d’action avec des fédérations C.G.T. dans cette défense s’acompagnait chez des animateurs de Reconstruction comme les secrétaires fédéraux C.F.T.C. Fernand Hennebicq, Charles Savouillan, Raymond Marion d’un refus brutal de seconder la propagande antiaméricaine du P.C. et des « partisans de la paix », élément de la politique extérieure de Staline. Face au dictateur soviétique (dont le Rapport
Khrouchtchev devait plus tard révéler en U.R.S.S. même l’esprit humanitaire), le Pacte Atlantique avec les Etats-Unis apparaissait comme un moyen d’équilibre indispensable. »
Reconstruction soutient donc tout le milieu socialiste anti-communiste. Dans les pays occidentaux, l’aile droite des socialistes avait systématiquement liquidé l’aile gauche ; en France, néanmoins, les socialistes ne parvenaient pas à se maintenir après cette liquidation. C’est ce qui explique une relance à l’apparence plus « dure », tout en restant sur le plan des valeurs de l’aile droite des socialistes d’après-guerre.
Le projet de Reconstruction fait donc écho au New Deal américain et au syndicat américain AFL-CIO, au Labour anglais ; il y a l’idée d’œuvrer à une modification des orientations de l’économie capitaliste. D’où la thématique de la « planification démocratique ».
Cette planification s’oppose à la planification de type communiste ; elle reste indéfinie dans une large mesure, tout en exprimant l’idée d’une orientation imposée au capitalisme.
C’est à partir de son congrès de 1959 que la CFTC assuma ce principe d’une « planification démocratique », fruit d’une réflexion commencée en son sein en 1953 sous l’impulsion de Reconstruction.
La possibilité d’un tel choix remonte à loin. Dans les années 1930, la CFTC s’était mise de côté par rapport au corporatisme catholique, ce qui avait amené la signature des dirigeants de la CFTC avec ceux de la CGT (ayant éjecté les communistes) pour le « manifeste des douze » en 1940.
Le mot d’ordre ici, c’est le « syndicalisme libre ». Par conséquent, c’est à ce « syndicalisme libre » de jouer un rôle toujours plus grand dans la société et l’économie.
En ce qui concerne la dimension économique, cette position est celle du syndicalisme français en général. Le syndicalisme français, né dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, reste marqué par la tendance à ce que les syndicats jouent un rôle toujours essentiel dans l’économie. Même la CGT-Force ouvrière, qui quitte la CGT liée aux communistes, reste sur cette ligne.
La particularité de la CFTC-CFDT, par contre, c’est qu’en raison de l’humanisme-existentialisme, ce rôle syndical est élargi à la société. La grande particularité de la jeune CFDT, c’est d’avoir un discours systématisé appelant à changer la vie quotidienne.
Il faut bien voir ici le double aspect, sans quoi on rate toute la substance de la CFDT. D’un côté, c’est un syndicat « libre » prônant un humanisme n’allant pas bien loin et se contentant d’accompagner le capitalisme sur le plan social.
De l’autre, c’est un syndicat qui, en raison de la dimension « existentialiste » et de son acceptation de la modernité, va assumer une critique en règle de la « société de consommation ».
En fait, la CFDT est la seule organisation qui, en France, dans les années 1960-1970, constate l’expansion du capitalisme et la modification des mentalités, des habitudes, du travail, de la culture, bref que tout cela a une portée de civilisation.
Et avant d’arriver à cette critique de la société de consommation, qui commence réellement en 1968, il y a une phase intermédiaire, celle de la « planification démocratique », dont l’optique est critique du capitalisme, sans pour autant appeler à un bouleversement en tant que tel.
La planification démocratique de Reconstruction s’inscrit simplement dans le cadre du « socialisme démocratique », c’est-à-dire de l’aile droite des socialistes de l’après-guerre. C’est en raison de Mai 1968 qu’elle va acquérir, un temps limité, une portée « révolutionnaire ».
Initialement, une première tentative approfondie de donner un contenu à ce concept de planification démocratique au sein de la CFDT se déroula lors du congrès des 11-12 mars 1962, avec 400 participants d’horizons divers (CFDT, journalistes, universitaires, figures politiques, etc.).
Et au moment de sa fondation en 1964, en remplacement de la CFTC, la CFDT propose la « planification démocratique » comme moyen de transformer la société.
La définition fournie est alors la suivante :
« Une économie au service des besoins du peuple suppose une nationalisation du système bancaire et de secteurs-clés de l’économie.
Aux formes anciennes et nouvelles du capitalisme, nous opposons une économie où la fonction d’investissement deviendra une responsabilité publique.
La planification démocratique de l’économie – où l’ensemble des citoyens participera aux décisions importantes concernant leurs conditions de vie – est capable d’assurer à la fois la culture des masses populaires, le plein emploi et l’élévation constante du niveau de vie. »
Autrement dit, la planification démocratique se veut une sorte de combinaison d’orientations sociales et économiques choisies par en bas, modifiant les « priorités » économiques.
Et cette planification démocratique va être opposée à la « société de consommation ».
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