La conception de de Gaulle d’un État autoritaire

De Gaulle avait tenu à la Libération deux discours essentiels pour saisir son positionnement, d’abord lors de la « visite à Bayeux » en juin 1944, puis lors d’un discours dans la même ville en juin 1946. Cette ville de Normandie fut en fait la première être libérée par les Alliés.

Ses propos en 1944 relèvent du discours patriotique prônant le rétablissement national, ce fut un moment important pour la reconnaissance réelle de la France par les forces américaines qui auraient mis en place, si elles l’avaient pu, un gouvernement d’occupation sous leur contrôle.

Son discours de 1946 est par contre une théorie de l’État fort. Voici ce qu’il dit notamment alors au sujet de la « dictature », qu’il rejette :

« Comment et pourquoi donc ont fini chez nous la Ire, la IIe, la IIIe Républiques ?

Comment et pourquoi donc la démocratie italienne, la République allemande de Weimar, la République espagnole, firent-elles place aux régimes que l’on sait ? Et pourtant, qu’est la dictature, sinon une grande aventure ?

Sans doute, ses débuts semblent avantageux. Au milieu de l’enthousiasme des uns et de la résignation des autres, dans la rigueur de l’ordre qu’elle impose, à la faveur d’un décor éclatant et d’une propagande à sens unique, elle prend d’abord un tour de dynamisme qui fait contraste avec l’anarchie qui l’avait précédée.

Mais c’est le destin de la dictature d’exagérer ses entreprises. À mesure que se fait jour parmi les citoyens l’impatience des contraintes et la nostalgie de la liberté, il lui faut à tout prix leur offrir en compensation des réussites sans cesse plus étendues.

La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu’il s’agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts, dépassent peu à peu toute mesure.

À chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. À la fin, le ressort se brise. L’édifice grandiose s’écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas qu’elle n’était avant que l’aventure commençât. »

C’est là évidemment une conception idéaliste, mais c’est surtout une manière de proposer à la bourgeoisie un modèle de dictature masquée, sans « défauts » visibles. D’où sa conception d’un régime autoritaire où le président est « au-dessus » de la politique :

« Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d’aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientôt plus rien qu’un assemblage de délégations.

Sans doute aura-t-il fallu, pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire par l’Assemblée Nationale Constituante le Président du Gouvernement Provisoire, puisque, sur la table rase, il n’y avait aucun autre procédé acceptable de désignation.

Mais il ne peut y avoir là qu’une disposition du moment. En vérité, l’unité, la cohésion, la discipline intérieure du Gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée.

Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline, seraient-elles maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l’autre pouvoir auquel il doit faire équilibre, et si chacun des membres du Gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, n’était, à son poste, que le mandataire d’un parti ?

C’est donc du chef de l’État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le Président de l’Union Française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif.

Au chef de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dégage du Parlement.

À lui la mission de nommer les ministres et, d’abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du Gouvernement. Au chef de l’État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c’est envers l’État tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens.

À lui la tâche de présider les Conseils du Gouvernement et d’y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas. À lui l’attribution de servir d’arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine.

À lui, s’il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de l’indépendance nationale et des traités conclus par la France. »

Sa conception fut cependant alors repoussée au profit d’un pouvoir parlementaire s’appuyant sur le centre, les chrétiens-démocrates et les socialistes, dans une optique pro-américaine. Les forces sociales en présence aboutissaient du côté bourgeoise à l’hégémonie américaine.

De Gaulle s’effaça alors politiquement et son discours d’Épinal en 1946, appelant à refuser la constitution de la IVe République, fut le dernier avant ce qui fut appelé sa « traversée du désert ».

Il y dit notamment :

« Peu à peu, la nation avait bien voulu nous entendre et nous suivre. Ainsi furent sauvés la maison et même quelques meubles. Ainsi le pays put-il recouvrer le trésor intact de sa souveraineté vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres.

C’est pourquoi – soit dit en passant – nous accueillons avec un mépris de fer les dérisoires imputations d’ambitions dictatoriales, que certains, aujourd’hui, prodiguent à notre égard et qui sont exactement les mêmes que celles dont, depuis le 18 juin 1940, nous fûmes comblé, sans en être accablé, par l’ennemi et ses complices, par la tourbe des intrigants mal satisfaits, enfin par certains étrangers qui visaient à travers notre personne l’indépendance de la France et l’intégrité de ses droits.

Mais, si la République est sauvée, il reste à la rebâtir (…).

Il nous parait nécessaire que l’état démocratique soit l’état démocratique, c’est-à-dire que chacun des trois pouvoirs publics : exécutif, législatif, judiciaire, soit un pouvoir mais un seul pouvoir, que sa tâche se trouve limitée et séparée de celle des autres et qu’il en soit seul, mais pleinement, responsable.

Cela afin d’empêcher qu’il règne dans les pouvoirs de l’État cette confusion qui les dégrade et les paralyse ; cela aussi afin de faire en sorte que l’équilibre établi entre eux ne permette à aucun d’en écraser aucun autre, ce qui conduirait à l’anarchie d’abord et, ensuite, à la tyrannie, soit d’un homme, soit d’un groupe d’hommes, soit d’un parti, soit d’un groupement de partis.

Il nous paraît nécessaire que le Chef de l’État en soit un, c’est-à-dire qu’il soit élu et choisi pour représenter réellement la France et l’Union Française, qu’il lui appartienne, dans notre pays si divisé, si affaibli et si menacé, d’assurer au-dessus des partis le fonctionnement régulier des institutions et de faire valoir, au milieu des contingences politiques, les intérêts permanents de la nation.

Pour que le Président de la République puisse remplir de tels devoirs, il faut qu’il ait l’attribution d’investir les gouvernements successifs, d’en présider les Conseils et d’en signer les décrets, qu’il ait la possibilité de dissoudre l’Assemblée élue au suffrage direct au cas où nulle majorité cohérente ne permettrait à celle-ci de jouer normalement son rôle législatif ou de soutenir aucun Gouvernement, enfin qu’il ait la charge d’être, quoi qu’il arrive, le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et des traités signés par la France. »

Ce faisant, de Gaulle se positionnait comme le chef de file du courant « dur » au sein de la bourgeoisie, celui assumant la confrontation relative avec l’impérialisme américain, à rebours de la stratégie visant à placer la France sous le « parapluie américain ».

Ses réseaux fonctionnant en sous-marin maintenaient vivante la proposition stratégique.

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