La contradiction entre les deux États en France dans les années 1950

De fait, l’État en métropole a connu une évolution, notamment en raison de la seconde guerre mondiale, radicalement différente des structures étatiques, administratives, judiciaires et militaires, dans le reste de « l’empire ». Les forces militaires de l’empire ont en effet navigué entre collaboration et résistance, à l’image du maréchal Juin ou du général Salan, et surtout elles ont conservé les vieilles traditions coloniales, dans un esprit à rebours de ce qui prime en métropole.

Avec les pleins pouvoirs donnés à l’armée en Algérie et avec l’expérience militaire indochinoise, il y a donc un esprit militaire et colonial particulièrement prégnant.

Le général Paul Ély, qui a supervisé l’abandon militaire de l’Indochine – un traumatisme pour l’armée – considère que c’est la politique des « petits paquets » qui a abouti à l’échec et c’est lui le responsable, en tant que chef d’état-major général, de la présence directement massive en Algérie, avec 450 000 hommes, notamment au moyen de l’allongement de la durée du service de 18 à 27 mois.

Ely : pleins pouvoirs en Indochine

Cette militarisation s’accompagna, sous l’impulsion du général Paul Ély, de la mise en place de réunions au haut niveau des ministres et généraux dans un Comité de guerre en juillet 1957. C’est que le général Paul Ély était un légitimiste, exprimant le point de vue de la métropole. Mais tel n’est pas le point de vue de l’armée en Algérie, qui n’hésita pas à mener le 8 février 1958 une opération en Tunisie même.

Des activistes armés du Front de Libération Nationale avaient mené une action et s’étaient repliés derrière la frontière, dans un village dénommé Sakiet Sidi Youssef. L’armée française prit alors une initiative directement militaire, bombardant le village, causant la mort de 69 personnes, dont 21 enfants.

La dimension politique était évidente sur le plan international et les impérialismes américain et britannique s’empressèrent de se présenter comme une médiation entre la France et la Tunisie. On est là dans des contradictions inter-impérialistes particulièrement élevées, les concurrents de la France cherchant à ce que son empire soit démantelé.

La pression fut d’autant plus grande que quelques mois auparavant, la France avait annoncé que les armes atomiques que l’OTAN lui avait remis seraient sous contrôle uniquement français ; à l’arrière-plan, il y a également le programme français d’armes atomiques à fusion thermonucléaire en passe d’être achevé. Le premier test aura lieu en août 1968, alors que la bombe atomique à fission était déjà possédée de manière autonome depuis 1960.

Le gouvernement du radical Félix Gaillard capitula et le président du conseil des ministres accueillit même chez lui la réunion de médiation, ce qui provoqua la colère de l’armée et du camp pro-empire français en général.

La pression était si grande que le gouvernement fut renversé le 15 avril 1958 et que pendant un mois, il y eut incapacité d’en former un.

Alors que les tractations étaient en cours sans aboutir à rien, le général Raoul Salan, commandant supérieur Interarmées de l’Algérie depuis novembre 1956, mit la pression sur le président René Coty. Il lui envoya un message par l’intermédiaire du général Paul Ély, ce dernier devant, en tant que chef d’état-major général des armées, le lui faire passer.

Voici le contenu du télégramme du 9 mai 1958 :

« La crise actuelle montre que les partis politiques sont profondément divisés sur la question algérienne.

La presse laisse penser que l’abandon de l’Algérie serait envisagé par le processus diplomatique qui commencerait par des négociations en vue d’un «cessez-le-feu».

Je me permets de vous rappeler mon entretien avec M. Pleven, au cours duquel j’ai indiqué de façon formelle que les seules clauses d’un «cessez-le-feu» ne pouvaient être autres que celles-ci :

« La France, confirmant son appel au «cessez-le-feu», invite les rebelles en Algérie à remettre au plus tôt leurs armes et leur garantit, avec une large amnistie, leur retour au sein de la communauté franco-musulmane rénovée ».

L’Armée en Algérie est troublée par le sentiment de sa responsabilité :

– à l’égard des hommes qui combattent et qui risquent un sacrifice inutile si la représentation nationale n’est pas décidée à maintenir l’Algérie française, comme le préambule de la Loi-Cadre le stipule ;

– à l’égard de la population française de l’intérieur qui se sent abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus nombreux, ont redonné leur confiance à la France, confiants dans nos promesses réitérées de ne jamais les abandonner.

L’Armée française, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage l’abandon de ce patrimoine national.

ON NE SAURAIT PRÉJUGER SA RÉACTION DE DÉSESPOIR.

Je vous demande de vouloir bien appeler l’attention du président de la République sur notre angoisse, que seul un gouvernement fermement décidé à maintenir notre drapeau. en Algérie peut effacer ».

Signé : Général SALAN. »

Derrière ce message, on trouve également l’amiral Philippe Auboyneau, alors commandant en chef des Forces maritimes françaises en Méditerranée (alors basées à Alger), ainsi que le général Jacques Allard, haut responsable militaire en Algérie. A cela s’ajoute le général Edmond Jouhaud, adjoint interarmées du général Salan en Algérie, et le général Jacques Massu.

Toutes ces figures militaires étaient présentes en Algérie, toutes ont eu de très hautes responsabilités lors de la guerre d’Indochine.

L’armée fut quelques jours plus tard très mécontente du choix du démocrate-chrétien Pierre Pflimlin à la tête du nouveau gouvernement : la réponse immédiate prit la forme d’un coup d’État.

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