Il va de soi que la « critique de la valeur » ne pouvaient pas échapper aux problématiques « sociétales » mises en avant par les milieux universitaires en général. Il existe, pour cette raison, de multiples adaptations de la « critique de la valeur » en fonction de différentes questions.
La variante la plus marquée, ou la plus exemplaire dans cette perspective, a été élaborée par l’intellectuelle allemande Roswitha Scholz, née en 1959.
Son concept de « critique de la valeur-dissociation » explique que les activités des femmes dans le couple (le ménage, les enfants, la cuisine, etc.) sont séparées, dissociées de la valeur, et que donc les femmes sont opprimées en plus du rapport d’exploitation capitaliste.
Cela n’a rien d’original en soi. Sauf que le matérialisme dialectique a toujours expliqué que l’exploitation des femmes relevait du mode de production capitaliste, étant insérée dans les rapports capitaliste en général, et que cela ne formait pas une base extérieure à la réalité sociale.
Roswitha Scholz ne peut évidemment pas dire cela, car la « critique de la valeur » considère que le monde capitaliste est une bulle fictive. Elle est obligée de présenter la situation de la famille comme une sorte d’îlot à l’écart, séparé, mais nécessaire au capitalisme.
Cela s’oppose de manière formelle au principe de mode de production, bien entendu. Mais c’est un excellent prétexte pour un discours intellectuel à prétention hyper-révolutionnaire, mais ne portant aucune valeur idéologique ou culturelle. Voici un exemple dans des réponses à une interview effectuée par la philosophe et féministe espagnole Clara Navarro Ruiz.
« Je pars du principe que ce n’est pas simplement la valeur comme sujet automate qui est une totalité constituante, mais qu’il faut tout autant tenir compte des « circonstances » qui font que, dans le capitalisme, il y a aussi des activités de reproduction qui sont réalisées, et qu’elles sont accomplies avant tout par des femmes.
Ce faisant, la « valeur-dissociation » signifie que les activités de reproduction déterminées comme essentiellement féminines, mais aussi les sentiments, les qualités et les attitudes (la sensualité, l’émotivité, la sollicitude entre autres) qui y sont attachés sont précisément dissociés de la valeur/survaleur.
Dès lors, les activités féminines de reproduction dans le capitalisme ont un caractère différent de celui du travail abstrait, c’est pourquoi elles ne peuvent pas être facilement subsumées sous ce concept ; il s’agit d’un aspect de la société capitaliste qui ne peut pas être compris grâce à l’appareil conceptuel marxien.
Cet aspect, conjoint à la valeur/survaleur, se rattache nécessairement à elle, d’un autre côté il se trouve pourtant au dehors, et c’est pourquoi il en est la condition préalable. La (sur)valeur et la dissociation se trouvent ainsi dans un rapport dialectique l’une à l’autre.
L’une ne peut pas être déduite de l’autre, mais les deux sont issues l’une de l’autre.
La valeur-dissociation peut alors être comprise également comme une métalogique qui déborde les catégories intra-économiques (…).
Adorno n’était pas aveuglé par le marxisme du mouvement ouvrier et n’était pas un socialiste du bloc de l’Est. La lutte des classes n’était pas son repère central ; il était davantage question chez lui d’aliénation, de réification et de fétichisme au cœur de la société, tandis que l’économie ne jouait qu’un rôle marginal.
Sa critique du fétichisme est cependant à reprendre aujourd’hui sur le plan économique également, sans pour autant adopter son recours primitif à l’« échange » comme forme de base du capitalisme.
Il faut bien davantage reprendre la contradiction en procès et le travail abstrait/l’activité de soin d’après la théorie de la (sur)valeur-dissociation comme noyau de la socialisation capitaliste-patriarcale.
Adorno a déjà vu dans le renversement d’Hegel que la totalité est le faux, et plaide par conséquent pour une totalité fragmentée qui doit faire éclater l’hermétisme. Aujourd’hui, nous avons de fait une totalité fragmentée.
À l’issue de la postmodernité, on voit cependant que ceci ne débouche pas nécessairement sur l’émancipation, mais sur des guerres (civiles). Quand les différences sont laissées flottantes, comme l’avait anticipé théoriquement le post-structuralisme, cela conduit, en lien avec les processus matériels de paupérisation de l’« effondrement de la modernité » (Robert Kurz), à la barbarie.
Comme cela a déjà été dit, Adorno ne traitait jamais abstraitement de différences en soi ; chez lui, la non-identité était toujours poursuivie dans le contexte d’un capitalisme total et de sa pensée réifiante.
La pensée positiviste de la différence dans la postmodernité correspond, de façon inversée, à une pensée classique de la modernité de l’identification et de la classification. Il faudrait alors faire valoir la reconnaissance du non-identique comme condition préalable à une autre société, sans pour autant la laisser dans l’abstraction, et cela veut dire aussi ne pas valoriser chaque différence barbare, mais aussi ne pas faire de l’identique-spécifique à soi un étalon de mesure.
Dans cette perspective, la continuation des idées d’Adorno est tout à fait actuelle. Un appel renouvelé à Lénine et à un marxisme du mouvement ouvrier, comme on peut l’observer encore aujourd’hui, est encore bien loin de cela et essaie dans l’urgence de réveiller un vieux modèle enterré depuis longtemps. »
Cette guerre au « vieux modèle », de fait, résume entièrement le sens historique de la « critique de la valeur » dans sa dimension contre-révolutionnaire.
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur