La critique de la valeur n’est ainsi qu’un anticapitalisme romantique, qui cherche en permanence à dénoncer les anticapitalismes romantiques qui lui font concurrence. Sa particularité, parmi les anticapitalismes romantiques, est d’être « rationalisé ».
Cela se lit parfaitement dans l’intéressant texte de Moishe Postone, de 1986, intitulé Antisémitisme et National Socialisme. Sans le dire, le texte reprend la conception de Walter Benjamin, exposé dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, selon laquelle le national-socialisme procède à une esthétisation de la politique afin de faire croire aux masses qu’il répond à ses besoins.
Comme la « critique de la valeur » prétend être une dénonciation rationnelle du capitalisme (en fait, de l’industrialisme), le national-socialisme est vu comme une dénonciation irrationnelle du capitalisme, et donc ayant une rationalité inversée.
Plus précisément, le national-socialisme est considéré comme un véritable anticapitalisme, mais ayant une lecture irrationnelle des choses. À rebours du matérialisme dialectique qui considère le national-socialisme comme un anticapitalisme romantique sur le plan de la forme mais certainement pas du contenu, la « critique de la valeur » voit en le national-socialisme un anticapitalisme romantique sur le plan du contenu, avec une forme erronée, d’où une « erreur de ciblage ».
Moishe Postone raconte ainsi que :
« Le problème de ces théories qui – comme celle de Max Horkheimer – reposent essentiellement sur l’identification des juifs à l’argent et à la sphère de la circulation, c’est qu’elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l’idée antisémite selon laquelle les juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière la social-démocratie et le communisme (…).
Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité -, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur (…).
Les juifs n’étaient pas seulement identifiés à l’argent, à la sphère de la circulation, mais au capitalisme même. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension du capitalisme tous les aspects concrets tels que l’industrie et la technologie.
Le capitalisme n’apparaissait plus que dans sa dimension abstraite, qui était rendue responsable de toute la série de transformations sociales et culturelles concrètes liées au développement rapide du capitalisme industriel moderne.
Les juifs n’étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital.
Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifié dans la figure du Juif, ce n’est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l’opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d’une manière telle qu’il engendre cette identification.
C’est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a pris la forme d’une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs. »
Ce faisant, Moishe Postone attribue donc une « dignité » anticapitaliste au national-socialisme et ses massacres ! L’Holocauste aurait ici été une tentative rationnelle de se libérer du capitalisme, mais sur des bases erronées :
« L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d’une production de biens, de valeurs d’usage.
C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la version d’horreur d’une telle usine — il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle-ci.
Auschwitz était une usine à « détruire la valeur », c’est-à-dire à détruire les personnifications de l’abstrait. Son organisation était celle d’un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l’abstrait.
Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c’est-à-dire à leur arracher le « masque » de l’humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu’ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions.
Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d’usage » matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux, savon.
C’est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la véritable « révolution allemande », la véritable tentative de « renversement » non seulement d’un ordre politique mais de la formation sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l’abstrait. »
Cette lecture d’un national-socialisme pratiquant un anticapitalisme conscient mais erroné ne tient bien entendu pas une seconde. Le national-socialisme distinguait de manière très clair le « capital créateur » (sous-entendu allemand et national) du « capital accapareur » (sous-entendu juif et international). La concurrence capitaliste existait encore sur le plan économique, si l’on omet les grands monopoles se renforçant encore davantage, en liaison avec l’armée.
Mais c’est que la « critique de la valeur » ne peut voir les choses que par le prisme déformé de son propre anticapitalisme romantique.
=>Retour au dossier sur
L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur