La force invisible apportant l’énergie

Ce qui justifie le droit systématisé par l’animisme cosmique, c’est l’arrière-plan cosmique. Ce qui est juste, c’est ce qui va dans le sens de l’univers ; ce qui est injuste, c’est ce qui nuit à l’ordre de l’univers.

Ce qui est juste est en phase avec l’énergie transportée par l’univers, ce qui est injuste affaiblit l’énergie du monde.

Ce qu’on appelle polythéisme, c’est en effet en réalité une vision du monde où les dieux, les êtres humains, les animaux, les plantes, bref tout ce qui est vivant, dispose d’une certaine énergie. Celle-ci n’est pas inépuisable, pour personne, à part pour l’univers, qui l’apporte indifféremment, de manière neutre, impersonnelle, mais selon certaines modalités.

Le polythéisme est en fait un animisme cosmique, car l’univers repose sur un principe énergétique inépuisable, auto-régénérateur, vital, dynamique. Les dieux font partie du panorama de cet univers « énergétique » au même titre que les êtres humains, les animaux, les plantes.

Si on rate cet aspect, on ne comprend pas pourquoi les dieux connaissent des péripéties et doivent eux-mêmes obéir à un équilibre général de l’univers.

Stèle représentant la déesse Shaushga, ou la déesse Ishtar, 10-9e siècle avant notre ère

Il faut ici distinguer deux aspects fondamentaux : la nature de l’énergie et les modalités d’accès à celle-ci.

Pour le premier aspect, ce qui est commun à l’animisme cosmique dans ses différentes variantes est la non-définition de l’énergie. S’il est parlé à ce point-là des dieux pour qu’on pense qu’il s’agit d’un simple polythéisme, c’est parce que l’énergie implique des mots toujours négatifs.

Cette énergie est indéfinie, illimitée, immatérielle, inépuisable, non statique, inarrêtable, etc.

Elle circule par conséquent sans arrêt et un exemple très connu tient à l’expression chamanique (ou néo-chamanique) « ouvre tes chakras ». Les chakras dans l’hindouisme sont des points de jonction énergétique, un concept qu’on trouve dans tous les animismes, le concept s’appelant par exemple « dantian » dans la version chinoise.

Car dans tous les animismes cosmiques, il s’agit de faire passer cette énergie, de la faire circuler en soi et dans l’univers, pour être en jonction à cet élan vital dispersé, insaisissable, inépuisable sans quoi rien ne peut avoir une existence, ou plus exactement être en existence.

L’animisme cosmique assimile à la base même les notions d’énergie, d’élan vital, de destin, car tout cela façonne chaque être humain en particulier, mieux : c’est l’être humain lui-même.

Tous les commentateurs bourgeois séparent radicalement les termes employés pour désigner cela, termes qui en réalité se rejoignent toutes si on comprend ce qu’est réellement l’animisme cosmique : le « ka » égyptien, le « tonalli » aztèque, le « chi » chinois, le « mana » polynésien, le « prāṇa » hindouiste, le « manitou » algonquin, le « silap » inuit sont une seule et même chose.

Dans tous les cas, les représentants de cette conception auraient dit non pas qu’ils avaient le ka, le tonalli, le chi, etc., mais qu’ils étaient le ka, le tonalli, le chi, le mana, le prāṇa, le manitou, le silap, car c’est l’univers lui-même qui les porte et qu’ils sont eux-mêmes.

Série de dualités divines indiennes assurant la création, la conservation et la destruction: Brahma et Sarasvati, Vishnou et Lakshmi, Shiva et Parvati, 18e siècle

Pour le second aspect, la chose est relativement simple à saisir. Comme on est à l’époque barbare, l’arrière-plan idéologique porté par le patriarcat est « énergétique » au sens de vitaliste, suprématiste.

Autrement dit, l’animisme cosmique est vitaliste, car c’était la manière de l’humanité, dans un matérialisme élémentaire, de saisir la Nature comme ensemble et tous les êtres vivants comme ses composantes actives en interrelation.

Toutefois, la globalité est saisie comme un ensemble statique où, en son sein, tout s’agite de manière fondamentalement impermanente, de manière frénétique, dans une alternance ininterrompue de vie et de mort – en raison du patriarcat, la vision du monde des êtres humains était très négative, pour ainsi dire survivaliste.

C’est précisément ce que n’a pas compris le philosophe allemand Nietzsche, à la fin du 19e siècle. Lorsqu’il a alors parlé de la « volonté de puissance » comme principe universel, il n’a simplement rien inventé : il ne fait que reprendre les découvertes scientifiques au sujet des conceptions des peuples colonisés alors étudiés dans les universités européennes.

Il prônait dans les faits lui-même un retour au « barbare », car il représentait les intérêts de l’aristocratie allemande prussienne violemment anti-ouvrière, et il a puisé chez les barbares leur vision du monde « énergétique », vitaliste, pour en faire un outil idéologique.

Nietzsche n’avait rien compris au sens de l’histoire. Le survivalisme barbare s’est toujours voulu en correspondance avec le maintien de la stabilité de l’univers, et non pas comme une fin en soi.

On est pour cette raison dans une sorte d’idéologie du sacrifice permanent. Chacun doit se sacrifier pour être à sa place dans l’ordre cosmique. Chaque fonction sociale est précisément délimitée, tout est codifié car tout acte tient à se sacrifier dans l’ordre cosmique qui seul existe réellement.

Lorsque les civilisations mésoaméricaines procédaient à des sacrifices, ou lorsqu’il était procédé à des auto-mutilations afin de verser du sang (en s’incisant le pénis, en se faisant passer à travers la langue des lames tranchantes accrochées à un fil, etc.), c’était pour ramener l’énergie à sa source, comme témoignage également du passage et du passage seulement de l’énergie.

C’est le sens initial de tout sacrifice et initialement les sacrifices étaient humains. Le patriarcat imposait une vision du monde comme bataille pour « l’énergie » – mais le but n’est pas l’accumulation d’énergie pour soi, il s’agit de le rendre à l’univers.

On est ici dans une distinction, malaisée, entre l’animisme et l’animisme cosmique, le premier se focalisant sur l’immédiateté, donc l’immédiateté de l’énergie, alors que l’animisme cosmique systématise l’énergie à toutes les choses, à tous les niveaux, de manière très développée.

Guerriers grecs dits de Riace, 5e siècle avant notre ère

Lorsque dans les tribus de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les garçons de 7 à 17 ans doivent boire le sperme des hommes adultes lors de plusieurs cérémonies, c’est directement pour « récupérer » l’énergie cosmique, imaginée comme immédiate. C’est là une démarche fondamentalement animiste-patriarcale, comme le montre le fait que les femmes sont rejetées, l’odeur de leurs parties génitales considérées comme impures, etc.

On retrouve cette même démarche animiste comme reste dans le polythéisme grec, avec la pédérastie généralisée comme mode de transmission du maître au disciple. C’est vrai pour la Crète, pour Thèbes, pour Athènes, pour Sparte ; Platon valorise directement le principe dans l’ouvrage Le Banquet.

On est là dans un reste majeur du fétichisme patriarcal directement animiste, où il est raisonné en termes d’énergie, fut-elle symbolique. Mais même le symbolisme porte une valeur « énergétique », car tout est énergie, élan vital, puissance.

C’est là qu’on voit la longueur temporelle des visions du monde. D’ailleurs, la dimension sacrificielle a puissamment marqué l’humanité. Après les sacrifices d’êtres humains vinrent les animaux comme substituts, puis la suppression du sacrifice lui-même. Cependant, les alimentations cacher et halal (ou encore la circoncision) relèvent d’une dimension sacrificielle, alors que dans le catholicisme on mange littéralement le corps du Christ tandis que le prêtre boit même son sang, etc.

Ce dernier point est d’ailleurs exemplaire, car c’est seulement avec cette eucharistie, où l’on mange le Christ comme aboutissement d’une cérémonie, que l’univers tient encore en place selon le catholicisme !

On est là directement dans le prolongement de l’animisme cosmique et il faudra le protestantisme pour qu’il soit tenté de balayer ce reste animiste – après pas moins de 16 siècles de catholicisme entre-temps !

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