La conception de Renato Curcio du capitalisme comme formation sociale et non plus comme mode de production puise en fait sa racine dans une autre conception « informatique » existant au préalable.
Pendant toutes les années 1970, les Brigades Rouges vont en effet employer le concept d’État impérialiste des multinationales. Cela se fonde sur la conception comme quoi l’État a perdu tout lien avec la réalité nationale et ne présente plus qu’une forme détachée de la société, au service des multinationales.
Il faut bien entendu un « système d’exploitation » aux programmes au service des multinationales. Pour les Brigades Rouges, c’est le parti de la Démocratie Chrétienne, qui est présentée à partir du milieu des années 1970 comme le noyau dur de l’État italien.
Il faut bien saisir en quoi cette approche est « informatique ». L’État est conçu comme séparé de la société. Il fonctionne tout seul, tel un programme. Il n’est même plus réel, il est un programme fonctionnant au-delà de la société, de manière indépendante. On a ici un État littéralement virtuel.
La Résolution de la direction stratégique de 1975 présente ainsi ce que serait cet État impérialiste des multinationales.
« Si la chute tendancielle du taux moyen de profit est une caractéristique fondamentale du processus capitaliste (d’autant plus que le capital constant tend toujours plus à augmenter par rapport au capital variable) en Italie dans cette dernière décennie (1966-1974) cette chute tendancielle a subi un processus d’accélération notable dû surtout au violent jaillissement de l’industrie chimique comme industrie impérialiste multinationale (Montedison).
L’industrie chimique est caractérisée en effet par un taux de plus-value élevé (c’est-à-dire hautes valeurs de la productivité pour chaque ouvrier), mais par un taux moyen de profits très bas.
Ceci entraîne qu’il est de plus en plus difficile pour un capitaliste dans la chimie de repérer à l’intérieur même du processus de production les capitaux nécessaires à la restructuration technologique, et il doit recourir à l’endettement.
Mais, étant donné la grande quantité de capital financier, il devient de plus en plus dur de ratisser ces fonds à l’intérieur du marché financier privé (finance privée et actionnariat), c’est pourquoi il doit recourir aux emprunts d’État.
Dans ces conditions apparaît pour le capitaliste de la chimie la nécessité d’établir de bons rapports avec l’appareil d’État pour obtenir ces prêts aux conditions les plus avantageuses.
De là à transformer l’appareil d’État en une structure étroitement subordonnée à ses exigences de développement, il n’y a qu’un pas et il est même absolument nécessaire.
L’État assume donc, dans le camp économique les fonctions d’une grosse banque au service des grands groupes impérialistes multinationaux.
Du moyen par lequel l’État/banque ramasse « au niveau social » ces capitaux nécessaires (qui ne sont autres que la plus-value globale « assignée » aux multinationales) naît le fort processus inflationniste caractéristique du développement capitaliste actuel, dominé par les grands, groupes impérialistes multinationaux.
Il est clair que le processus ici simplifié pour le secteur chimique est valable pour tout autre secteur où domine la structure capitaliste multinationale (c’est-à-dire pour Montedison, comme pour Pirelli) et pour toute fonction de l’État (économique, politique et militaire).
L’État devient l’expression directe des grands groupes impérialistes multinationaux, avec un pôle national.
C’est-à-dire que l’État devient une fonction spécifique du développement capitaliste dans la phase de l’impérialisme des multinationales ; il devient : État impérialiste des multinationales.
Cela signifie aussi que l’Italie tente de rejoindre le modèle germano-américain (…).
Penser que les contradictions qui divisent le front de la bourgeoisie sont des contradictions de caractère antagoniste serait donc une erreur.
Ce sont simplement des tactiques variantes du même projet : la construction de l’État impérialiste des multinationales. L’essence du conflit inter-capitaliste se situe simplement en cela : quel sera le groupe impérialiste multinational qui, en guidant le projet de construction de l’État impérialiste, s’assurera la part la plus grosse du pouvoir (…).
Elle [=la Démocratie Chrétienne] propose de garantir aux patrons des multinationales impérialistes :
1) un renforcement des structures et de l’organe militaire dans les deux sens de fonctionnalisation aux projets de l’OTAN et de spécialisation anti-guérilla contre la subversion interne ;
2) la création d’une « magistrature de régime » et le raidissement des mesures pénales sur les chapitres particulièrement inhérent à la guerre de classe, de la législation sur la détention d’armes à celle sur la détention préventive, l’arrestation, les frontières, les peines exemplaires pour les militants révolutionnaires ;
Notre ligne, dans ce cadre général de projets et de contradictions, reste d’unifier et de renverser toute manifestation partielle de l’opposition prolétarienne en une attaque convergente au « cœur de l’État ».
3) l’adoption de mesures « préventives » comme la militarisation des grandes villes, des institutions, des hommes les plus exposés du régime (…).
Elle commence par la considération évidente, que c’est l’État, par son comportement, qui garantit et impose le projet global de restructuration et que, par conséquent, en-dehors du rapport classe ouvrière / État, il n’y a pas, comme de reste il n’y a jamais eu, de lutte révolutionnaire.
L’objectif intermédiaire est l’affaiblissement et la crise définitive du régime démocrate-chrétien, prémisse nécessaire pour un « virage historique » vers le communisme.
Le devoir principal de l’action révolutionnaire dans cette phase est donc la plus grande désarticulation politique possible tant du régime, que de l’État. »
On a ici une lecture « informatique », mais il est notable que les Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant, qui sont le prolongement direct des Brigades Rouges, l’ait abandonné.
C’est que si on observe bien les choses, la lecture n’est que partiellement « informatique ». On voit mal si le « système d’exploitation » c’est l’État ou la Démocratie Chrétienne comme parti politique, voire même les multinationales.
Il y a surtout le problème d’un État qui flotte au-dessus de la réalité. C’est là une conception « informatique » où l’État est bien trop virtuel, tel un programme qu’on pourrait désinstaller.
Renato Curcio résoudra l’incohérence de l’approche avec « Gouttes de soleil dans la cité des spectres », en disant que tout cela forme en réalité une « formation sociale » nouvelle, entièrement unifiée. Capitalisme, État et société seraient finalement une seule et même chose.
Le problème est alors réglé : il n’y a plus d’État virtuel, puisque tout est virtuel, la métropole informatisée étant une sorte de gigantesque machinerie posée sur la société. La guérilla sociale totale la supprimerait, mettant à nu le socle économique qui permettrait alors le communisme.
C’est là naturellement une conception « totale » typiquement gauchiste.
Les Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant réfutèrent une telle option, allant quant à elles dans le sens d’un découpage « informatique » de la réalité.
L’affrontement n’est plus « figé » contre un État impérialiste des multinationales comme « système d’exploitation » établi forment même une « formation sociale », mais un terrain mouvant : le terrain est celui entre révolution et contre-révolution, et par conséquent constamment en mouvement avec programmes et contre-programmes s’alternant et formant la lutte des classes au sens strict.
=>Retour au dossier
La guérilla urbaine témoin de l’irruption de l’informatique