La situation américaine de l’Institut s’avéra toutefois rapidement mauvaise économiquement ; la plupart des protagonistes déménagèrent même au début des années 1940 sur la côte ouest, dans la région de Los Angeles, fréquentant le milieu populeux des intellectuels allemands cherchant coûte que coûte à se rapprocher de Hollywood afin d’y trouver des emplois, voire une carrière.
Puis l’entrée en guerre des États-Unis amena tous les intellectuels à participer à l’effort de guerre dans les différents services d’analyse, de par leur maîtrise de la langue allemande et leur connaissance du national-socialisme. Cela les dispersa d’autant plus.
Seuls Max Horkheimer et Theodor Adorno n’intégrèrent pas ces services dépendant de l’Office of Strategic Services, la future CIA ; leur positionnement grand-bourgeois sur le plan du mode de vie les empêchait de toutes manières de se plier à ce type d’exigences.
C’est ce qui les amena à s’exprimer depuis leur tour d’ivoire pour dénoncer en quelque sorte l’éclipse de la raison, la mise entre parenthèses de la civilisation, à travers leur ouvrage commun de 1944, Dialectique de la Raison, avec comme premier titre Fragments philosophiques.
La démarche de Max Horkheimer et Theodor Adorno est la suivante : la raison se retourne contre elle-même en basculant dans une approche totalitaire où tout doit se plier à la raison. C’est le « mythe du progrès ». L’expression la plus poussée de cette tyrannie de la raison est « l’industrialisme », la rationalisation technique-opérative.
Ainsi, « l’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose ».
Il en découle une dénonciation de l’industrie culturelle, où les masses consomment des biens sans être incapable d’aller vers un sens esthétique réel. Cette consommation de masse produit des mythes embarquant toute la société – on retrouve ici la thèse initiale de la superstructure sur le capitalisme qu’on a dans Histoire et conscience de classe.
Voici une citation tout à fait représentative, et où on retrouve la citation plus haut sur « l’âme de l’homme ».
« La domination de l’homme n’a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu’il domine, avec la réification de l’esprit les relations entre les hommes et la relation de l’homme avec lui-même sont comme ensorcelées.
L’individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui. L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose.
En attendant la planification totale, l’appareil économique confère déjà de lui-même aux marchandises une valeur qui décidera du comportement des hommes. Les innombrables agences de production de masse et la civilisation qu’elles ont créées inculquent à l’homme des comportements standardisés comme s’ils étaient les seuls naturels, convenables et rationnels.
L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou d’échecs.
Ses critères sont l’autoconservation, la conformité, réussie ou manquée à l’objectivité de sa fonction et aux modèles qui lui sont donnés.
Cette négation de l’individuel et du particulier dans une égalité répressive ouvre la voie à l’affirmation de soi dans l’égalité du droit à l’injustice de la horde, telle celle des jeunesses hitlériennes. »
On est là dans la « kulturkritik », une critique culturelle de la société. Mais il ne s’agit pas, comme on peut le penser si on s’en tient aux apparences, d’une critique de la société de consommation. Il s’agit d’une dénonciation de l’humanité prisonnière de ressorts la dépassant, d’où le besoin d’une « théorie critique ».
C’est un strict équivalent de la dénonciation de la « technique » au même moment par Martin Heidegger, mais ici c’est l’industrialisme qui est dénoncé pour ainsi dire, comme triomphe de la raison au niveau des masses, tout en étant incapable de devenir des masses.
Max Horkheimer et Theodor Adorno ont en ligne de mire les masses, leur faiblesse qui serait inhérente :
« La mystérieuse disposition qu’ont les masses à se laisser fasciner par n’importe quel despotisme, leur affinité autodestructrice avec la paranoïa fasciste, toute cette absurdité incompréhensible révèle la faiblesse de l’intelligence théorique actuelle. »
Il ne s’agit pas d’une critique de l’aliénation dans le capitalisme, mais d’un phénomène aliénant se superposant au capitalisme, comme abrutissement de masse en raison de la société de masse.
L’ennemi de Max Horkheimer et Theodor Adorno, c’est la raison, qui produit les masses historiquement, pensent-t-ils, en amenant le capitalisme. Mais eux-mêmes sont des intellectuels, donc des tenants de la raison… Ils dénoncent « l’industrialisme » comme figure monstrueuse portée par les masses qui sont totalement incapables d’esprit critique.
« L’abstraction, instrument de la raison, se comporte envers son objet comme le destin dont elle supprime le concept : c’est une entreprise de liquidation.
Sous la domination de l’abstraction nivelante suivant laquelle toute chose, dans la nature, est reproductible, et sous la domination de l’industrie pour qui l’abstraction organise cette reproductibilité, les hommes libérés devinrent eux-mêmes ce « troupeau » dont Hegel dit qu’il est le produit de la Raison. »
En apparence, on a une dénonciation du caractère aliénant de la société de consommation, en réalité, on a une « kulturkritik » à l’allemande d’une société de masse porté par l’industrialisme et de l’industrialisme porté par les masses. Et ce processus est sans fin, car tout progrès de la raison contre la barbarie implique un triomphe de la raison l’amenant à se retourner en son contraire :
« À chaque progrès de la civilisation, les nouvelles perspectives de domination ouvraient en même temps des perspectives de suppression de celle-ci. »
Il en découle que concrètement rien ne peut être changé, mais que la théorie critique peut contribuer à faire prendre conscience intellectuellement de ce processus.
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur