La mise en avant du matérialisme dialectique comme reflet de la maturité prolétarienne

Lorsque la bourgeoisie part à la conquête du pouvoir, elle se confronte à l’idéologie de l’ancienne classe dominante matérialisée dans l’Église et la religion catholique. Les Lumières ont été l’aboutissement du conflit idéologique avec la superstructure d’ancien régime, en mettant en avant la figure de l’individu doué de raison et d’un libre-arbitre.

La mise en place du mode de production capitaliste, ou plutôt la consolidation du pouvoir de la bourgeoisie sur toute la société tout au long du XIXe siècle, amène une transformation des valeurs et du style de vie. Karl Marx et Friedrich Engels avaient déjà remarqué cela dans le Manifeste de 1847, disant de la bourgeoisie que :

« Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques.

Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ».

Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste.

Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce.

En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent. »

Cette transformation du mode de vie fut bien décrite dans les œuvres d’Honoré de Balzac, avec une portée critique, sur une base romantique d’idéalisation du passé. Marx et Engels ont qualifié de « socialisme féodal » cette idéologie venant justifier le retour un retour à l’ancien régime, et qui se recombinera au XXe siècle dans le fascisme et son idéologie corporatiste.

Toujours est-il que le rôle historique de la bourgeoisie fut celle de la dissolution la plus complète de toutes les normes morales de l’ancien régime.

Dans le cadre de la France, on peut affirmer que la mission historique de la bourgeoisie se déploie sur deux siècles, entre 1789 et 1989.

Entre 1789 et 1917, on a la pleine affirmation de la bourgeoisie face aux couches sociales d’ancien régime dans ses prétentions à diriger la société. Cela passe évidemment par une lutte principalement politique, notamment sur les questions d’ordre institutionnel, scolaire et clérical. C’est l’époque du tâtonnement de la bourgeoisie pour parvenir à former le régime politique le plus apte à affirmer sa domination et sa capacité de direction.

Ainsi en 1875 est actée la forme républicaine du régime, puis dans la foulée ce sera l’école comme institution centrale, l’influence de l’Église étant historiquement mise de côté en 1905 dans la « querelle des inventaires », jusqu’en 1913 où est inscrite dans la loi l’obligation du vote secret dans l’isoloir et par enveloppe, mettant fin à l’hégémonie du tandem curé-notable dans les campagnes.

La Première Guerre mondiale est le point d’aboutissement du processus : il n’y a pas de craquage dans l’édifice politique, la mobilisation pour la guerre est pleine et entière, à tous les niveaux de la société. La bourgeoisie apparaît comme la force dirigeante ayant triomphé entièrement de l’ancienne classe dominante.

Mais cela ne signifie pas que la bourgeoisie ait terminé ses tâches historiques car il lui reste à former et consolider un prolétariat, encore bien trop immature, non au sens pour lui-même mais par rapport aux nécessités d’accumulation du capital.

Il faut bien comprendre que, jusqu’aux années 1920, en France, la population reste encore massivement rurale, avec un océan de producteurs domestiques autosuffisants et une industrie encore éclatée et mise en branle par des travailleurs professionnels aux savoirs hérités de la corporation. De la même manière, jusqu’aux années 1970, subsiste la figure de l’« ouvrier-paysan » dans de nombreuses régions industrielles françaises, tout comme certains foyers ouvriers dans les campagnes les plus isolées n’ont pas de toilettes et d’eau courante.

Ainsi débute au cœur même de la première crise générale du capitalisme, la seconde mission de la bourgeoisie : la transformation de la paysannerie, elle-même formatée par l’ancien régime en un prolétariat n’existant pas dans le capitalisme, mais par l’accumulation du Capital.

Avec le recul historique, on peut donc affirmer sans peine que la France voit se former un prolétariat dans la période 1920-1970, au même moment où le mode de production capitaliste connaît sa première cassure qualitative.

À ce point de vue, on doit affirmer la chose suivante : la première crise générale du capitalisme n’est pas l’espace de la confrontation entre le prolétariat et la bourgeoisie, mais plutôt l’espace d’affirmation de la bourgeoisie sur le prolétariat.

Les prolétariats de chaque pays étaient encore trop immatures pour se poser en protagoniste positif face à une bourgeoisie qui n’était entrée que relativement en décomposition, puisque victorieuse que par un de ses côtés, celui de sa confrontation avec l’ancien régime féodal, encore si prégnant sur l’ensemble du globe.

Il ne faut pas oublier non plus l’émergence des Etats-Unis, vaste pays au capitalisme se déployant sans obstacles, généralisant un mode de vie parfaitement adapté aux besoins capitalistes, sans avoir à se confronter à la situation historique telle qu’elle existe en Europe.

Les expériences socialistes du 20e siècle apparaissent comme la tentative d’un prolétariat naissant de prendre en charge le mouvement historique, universel, d’élévation des forces productives. C’est une contradiction de taille : une force sociale historique encore au stade de sa chrysalide a été amenée à diriger un processus scientifique majeur que fut l’industrialisation.

C’était un processus d’autant plus difficile à diriger par la planification que le prolétariat mûrissait lui-même à l’intérieur du processus. Cette contradiction s’est matérialisée dans les débats sur les modalités du nouvel appareil d’État socialiste et les tâtonnements sur la mise en œuvre de la planification.

Ce n’est qu’après cette période d’établissement économique que le prolétariat de ces pays, 1930-1940 pour l’URSS, 1950-1960 pour la Chine populaire, voit s’ouvrir à lui la pleine compréhension de sa propre vision dirigeante, le matérialisme dialectique.

Mais c’est également à ce tournant que le prolétariat a échoué face au révisionnisme, car la bourgeoisie était encore sur sa lancée, elle n’avait pas totalement réalisée sa seconde tâche, n’étant entrée en décadence que de manière relative.

Si le prolétariat « termine » en des pays arriérés les deux missions de la bourgeoisie, révélant ainsi sa supériorité historique, il est resté au seuil de la réalisation de sa mission propre à lui-même. L’affirmation de l’idéologie socialiste-communiste s’est ainsi cantonné dans l’affirmation du prolétariat comme pôle opposé à la bourgeoisie, illustré par son emblème du marteau de la faucille.

Lorsque le prolétariat vise (et parvient à) la conquête du pouvoir au XXe siècle, c’est avant tout pour orienter les forces productives dans le sens de la pleine satisfaction des besoins de la société. Ce qui est l’objectif, c’est une production quantitative sur la base d’une planification harmonieuse.

C’est le sens du Socialisme que d’en finir avec le paupérisme, mais aussi avec l’individu-roi illustré par le triomphe de l’entrepreneur privé décidant de la vie de travailleurs tout autant que des consommateurs.

Dans cette optique, le prolétariat n’est pas confronté aux conséquences de l’industrialisation capitaliste sur le plan de la société de consommation. La société de consommation, c’est le point d’aboutissement historique du mode de production capitaliste, celui qui ouvre la voie au prolétariat de se saisir lui-même, pour lui-même et avec sa propre mission historique.

La raison est simple : il fallait que l’emprise de la marchandise se soit généralisée à tous les aspects de la vie humaine, et qu’à la subsomption du travailleur se superpose la subsomption du consommateur comme achèvement du mode de production capitaliste.

Ce n’est pas pour rien si Marx commence le Capital par l’analyse de la marchandise et cette affirmation si connue « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘‘immense accumulation de marchandises’’ ».

Prenons une image. Si l’on fait lire « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » à un ouvrier des années 1920, il en percevra la dimension mais pas avec une telle profondeur que le prolétaire de 2023. L’ouvrier des années 1920 est marginalisé sur le plan de la consommation, il vit de manière restreinte sur ce plan ; il ne connaît pas les marchandises comme le prolétaire de 2023, dont la consommation est partout présente.

Si on fait lire « La journée de travail » à un prolétaire de 2023, il en saisira inversement la substance, mais pas avec une telle intensité que l’ouvrier de 1936. Non pas que le prolétaire de 2023 travaille moins, mais l’implication psychique et psychologique du travail l’empêchent d’avoir la même distance que l’ouvrier par rapport au travail en 1936.

On assiste à l’achèvement de la seconde mission historique de la bourgeoisie avec l’existence d’un prolétariat participant de plain-pied, tout à la fois comme producteur et comme consommateur, au capitalisme.

Dialectiquement, c’est également la consécration de la maturité du prolétariat. On ne peut pas avoir un prolétaire consommateur, donc aliéné, sans avoir un prolétaire subjectivement actif dans des choix de consommation.

La société de consommation correspond à un stade de développement approfondi des forces productives qui, dans son cadre capitaliste, donne lieu à des multitudes de marchés valorisant des tas d’identités subjectives. Cela exige une certaine disposition cognitive en tant que consommateur, mais également un degré d’enrichissement intellectuel en tant que producteur.

En ce sens, la classe ouvrière peut se saisir de la science, non plus simplement comme modalité d’analyse de chaque secteur de la vie (biologie, chimie, neurologie, etc., etc.), mais comme un principe universel qui prend le nom de matérialisme dialectique. Cette compréhension est d’autant plus facilitée par l’héritage de la vaste et longue expérience du 20e siècle.

Jusqu’au développement de la société de consommation, la contradiction entre prolétariat et bourgeoisie posait un cadre qu’on peut dire encore formel. Il y avait les bourgeois d’un côté, les prolétaires de l’autre.

La compréhension du matérialisme dialectique restait encore marquée par des résidus de conceptions « unilatérales » : si ce n’était pas bourgeois, c’était prolétaire, et inversement. Le contenu réel de la bourgeoisie et du prolétariat comme classes s’effaçait devant des considérations restreintes, ce qui a amené le triomphe des tendances économistes, syndicalistes, réformistes.

Même en refusant l’abandon de la cause, c’était réducteur que de considérer qu’il fallait « appliquer » la dialectique dans tel domaine, chaque domaine étant vu de manière séparée, comme s’ils avaient une vie propre sans connexions logiques entre eux dans le tout général.

C’est ce qui fait que, même avec la meilleure volonté du monde, la social-démocratie d’avant 1914, le mouvement communiste de la première moitié du 20e siècle, puis même la Chine populaire de la seconde moitié du 20e siècle, devaient toujours courir derrière, à l’aveugle, les problèmes pour essayer de les résoudre. Il manquait la capacité à une vue globale.

La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) fut justement la compréhension de ce manque de vue globale. Avant la GRCP, le Parti apparaissait comme un centre qui devait se charger de soutenir et d’orienter dans la bonne direction. Avec la GRCP, le Parti est considéré comme le noyau dur irradiant tout le pays de sa démarche. La Chine populaire appela ça la « pensée Mao Zedong », considérant qu’il s’agissait à la fois d’idéologie, d’idéologie appliquée aux conditions concrètes de la Chine, d’un état d’esprit, d’une mentalité.

C’est tout à fait juste et chaque pays a besoin effectivement d’une pensée-guide, synthèse historique de la réalité nationale exposant les contradictions.

Néanmoins, la GRCP ce n’est pas que l’expression du besoin d’une pensée-guide, c’est aussi la considération de l’idéologie comme irradiant tout le pays depuis son noyau dur, le Parti.

Il est évidemment plus facile de comprendre cette vision des choses au 21e siècle qu’en 1966. Dans un pays peu développé, et même dans la seconde partie du 20e siècle en général, on avait tendance à séparer les choses, à considérer que chaque chose existait à part, formant un domaine à part.

Avec le développement des forces productives, il apparaît au contraire immédiatement que tout est lié : il n’est plus possible de faire de l’économie sans mathématiques, de la physique sans de la philosophie, de la géographie sans de la physique, de l’archéologie sans l’astronomie, du droit sans l’histoire, de l’architecture sans l’esthétique, de la mécanique sans l’informatique, du sport sans de la biologie, etc.

Avant, il y avait peu de marchandises et un reflet d’artisanat était encore présent, ou bien on s’imaginait quelques grosses usines pour les biens les plus massifs, tels les automobiles. Désormais, on sait qu’il y a des industries variées, dans différents pays, des concepteurs dans d’autres pays, des vendeurs, des transporteurs, des livreurs, etc.

L’existence même d’internet comme réseau mondial implique les connexions multiples. Naturellement, ce réseau est découpé, séparé par les pays et leurs blocages éventuels, les monopoles s’accaparant son utilisation, le manque d’accès technique dans certains pays du monde encore, etc. Néanmoins, une conscience humaine qui connaît internet est foncièrement différente de celle ne l’ayant pas connu.

Pour résumer, on voit désormais comment tout est relié. Malheureusement, cette élévation du niveau de connaissances se déroule dans le cadre du capitalisme, parallèlement à une généralisation de la consommation. Tout ce qui est intelligence sert la concurrence capitaliste et la systématisation de la marchandisation à tous les niveaux.

Le matérialisme dialectique se pose comme le niveau de compréhension de cette contradiction entre des forces productives développées et une lecture des choses démolie par la société de consommation. Le matérialisme dialectique fait se rejoindre là où le capitalisme divise, et il sépare là où le capitalisme fait artificiellement se rassembler.

Ce qui se joue concrètement, ce n’est pas simplement une nouvelle répartition matérielle au sein de l’humanité, mais le rétablissement de l’être humain comme animal social après un détour commencé avec l’agriculture et l’élevage. La civilisation humaine cesse de vivre « à côté » de la réalité, dans l’illusion de la toute-puissance.

Le Parti Matérialiste Dialectique (PMD) assume de mettre en avant cette thèse essentielle pour le 21e siècle : la lutte de classe prolétarienne ne se situe pas simplement dans un espace-temps humain, mais se déroule dans le cadre du développement cosmologique lui-même.

Dit autrement, la révolution prolétarienne n’est pas simplement la réconciliation de l’Humanité avec elle-même, mais l’unification harmonieuse d’elle-même avec la matière vivante toute entière, avec la planète considérée comme Biosphère. En tant que pôle opposé à la bourgeoisie, le prolétariat porte une révolution sociale mais aussi un saut qualitatif pour l’Humanité tout entière.

Cette conception de la révolution prolétarienne comme vecteur du prolongement-enrichissement de la civilisation avait bien été aperçu par les fondateurs du matérialisme dialectique. C’est la thèse bien connue du communisme comme « fin de la préhistoire » que l’on trouve dans la Préface à la critique de l’économie politique, de 1859 de Marx, Préface rendu célèbre par Staline lui-même qui s’efforça de présenter ce texte comme le classique général du matérialisme dialectique et historique.

Voici ce que Marx écrit :

« Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

Historiquement cette thèse a été comprise comme cela de la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme et plus généralement de toute oppression. C’est tout à fait juste, mais dit ainsi c’est la limiter à une seule dimension. Il faut insister sur le fait qu’il est parlé de « préhistoire » et non pas simplement d’« histoire » : il y a une lecture du développement de l’Humanité non pas seulement par et pour elle-même mais dans le cadre de la Matière toute entière, dont l’humanité est une partie seulement.

Pour le comprendre, il faut lire ce passage du Capital où est analysé « le caractère fétiche de la marchandise et son secret » :

« En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature.

La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social.

Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. »

Le mode de production socialiste, c’est l’humanité qui se saisit elle-même et, se saisissant elle-même, ne peut que saisir sa propre nature d’être vivant agissant dans le grand tout de la matière en mouvement. Dialectiquement, il fallait arriver à cette époque de généralisation de la marchandise pour que la révolution prolétarienne soit un point d’aboutissement pour l’Humanité, celui du passage vers une nouvelle Civilisation permise par la vision du monde matérialiste dialectique.