Pour comprendre la question du capitalisme monopoliste d’État, il faut bien faire attention à une ambiguïté aux conséquences terribles. En effet, il y a lieu de distinguer deux thèses se ressemblant point sur point en bien des domaines, mais de nature essentiellement différente.
C’est une chose que de dire que les monopoles prennent le contrôle de l’État, et une autre de dire qu’il y a une alliance de l’État et des monopoles.
Selon le matérialisme historique, l’État est la condensation d’un rapport de force ; dans le mode de production capitaliste, l’État est bourgeois, au service de celui-ci. Dire que les monopoles en prennent le contrôle signifie uniquement que ceux-ci l’emportent sur les autres fractions capitalistes.
Par contre, dire qu’il y a une alliance entre les monopoles et l’État signifie que l’État est indépendant à la base ou bien, comme Eugen Varga, qu’il a acquis son indépendance. C’est également le point de vue de Paul Boccara.
Quel est le souci cependant ? Tout simplement que la plupart des phrases, remarques, analyses que l’on peut faire au sujet de l’État au service des monopoles, échappe bien souvent à une distinction claire entre ces deux thèses.
Si l’on dit que les monopoles sont aidés par l’État par telle ou telle mesure, on a dans tous les cas une dimension radicale de critique du rôle de l’État. Mais la question d’économie politique de la nature de l’État n’apparaît pas.
C’est là un point essentiel du révisionnisme. En apparence, pour la base du PCF manquant de niveau de formation au sein d’un Parti déjà faible sur le plan théorique, il n’y a pas eu de changement de discours : on reste dans une position d’affrontement avec le capitalisme et l’État à son service.
Cependant, concrètement, la perspective est totalement différente, car désormais l’État est considéré par le PCF comme neutre. Et ce n’est évidemment pas la même chose de dire que l’État doit être détruit ou bien qu’il faille en prendre le contrôle.
Dans un article sur la crise monétaire, publié dans les Cahiers du communisme en octobre 1971, Paul Boccara définit par exemple comme étant la caractéristique du capitalisme monopoliste d’État le financement plus ou moins étatique des profits et de l’accumulation de capital des monopoles.
C’est très ambigu et on pourrait très bien comprendre que selon lui l’État n’est pas neutre, qu’il est au service des monopoles. Or, ce n’est pas le cas du tout.
Qui plus est, on pourrait croire que l’État aide les monopoles à avoir du profit… Alors que par l’intermédiaire de la thèse de « suraccumulation – dévalorisation », Paul Boccara sous-tend dans ce financement de l’État quelque chose de très différent.
Selon lui, les nationalisations font comme geler une partie de l’économie, afin que le capital financier étouffe le reste du capital qui ne sait pas où trouver un espace pour se développer.
Il s’agit d’un dispositif intellectuel très technique, très subtil. En apparence, on dénonce les monopoles aidés par l’État. En pratique, on expose un système où l’État neutre a été happé par les monopoles dans un capitalisme à l’agonie, impliquant qu’il faut participer à l’État et s’appuyer littéralement sur le capital non monopoliste.
C’est ainsi que le PCF est passé de parti de la rupture dans les années 1950 à un parti participant à toutes les institutions, à tous les organismes étatiques ou para-étatiques, proposant systématiquement des contre-projets, des contre-programmes, notamment par l’intermédiaire de la CGT.
Le tournant fut véritablement mai 1968, qui amena au PCF un passage du style « thorézien » à ce qu’on doit appeler un style « boccariste ». A la contestation syndicale dure, d’esprit populiste, succéda la bataille pour la « gestion ».
Paul Boccara exposa sa thèse de la neutralité de l’État dès les années 1960, mais elle ne triompha en tant que telle que par l’intermédiaire du concept de « crise » du capitalisme monopoliste d’État. Cette crise justifiait plus aisément une participation littéralement urgente à l’État.
Le 15 mai 1967, lors d’un meeting parisien dans la salle de la Mutualité, Paul Boccara traita de la crise du capitalisme monopoliste d’État, et ce concept fut adopté par le PCF à son XIXe congrès, en février 1970.
Le processus était alors lancé pour revendiquer l’autogestion, la démocratie avancée, et par conséquent l’abandon du principe de dictature du prolétariat.