Pour comprendre la dynamique des ambulants, il faut saisir la situation des arts et des lettres dans le cadre historique de l’époque.
Lors de la première moitié du XIXe siècle, les peintres étaient considérés en Russie comme un simple outil idéologique de l’autocratie, qui passait des commandes et surveillait toutes les activités artistiques ; il y avait très peu de connaissances de la peinture dans les autres pays, et les artistes venaient des couches inférieures de la société, étant dévalorisés et à la merci dans un système de castes.
Il n’existait que deux lieux pour l’existence sociale des peintres, qui étaient sinon à la merci du régime, notamment du service militaire et des impôts s’ils venaient de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie : l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg et l’Institut moscovite pour la peinture.
C’est là qu’on va assister à un tournant. Trois ans après la mort du tsar Nicolas Ier en 1855, est exposé à l’académie l’œuvre de Vassili Perov L’Arrivée du chef de la stanitza pour l’enquête.
C’est une œuvre magistrale, un portait réaliste de pleine dignité, exposant la vérité de l’arbitraire, des conditions de vie face à l’autocratie et sa machinerie répressive. C’est un reflet réaliste où les moindres détails exposent la vie telle qu’elle est alors, non seulement en particulier avec une situation précise, mais en général.
Une telle œuvre était un coup de semonce ; c’était un assaut des forces du progrès contre la réaction. La bataille pour la reconnaissance de la réalité et de son caractère s’étendait jusqu’à la repésentation synthétisée du monde.
L’œuvre marquante, celle du tournant, fut alors celle connue en français sous le titre de Union mal assortie, ou encore Le Mariage arrangé, ou Mésalliance, réalisée par Vassili Poukirev (1832-1890). Ce dernier obtint même en 1862 le titre de professeur de peinture pour cette œuvre, au sein du sénat académique qui avait commencé à remettre des médailles également pour les peintures de genre.
On a ici une œuvre qui est l’équivalent, dans son contenu, des œuvres de Molière, à ceci près que dans notre pays, les arts et les lettres ont exposé leur contenu culturel démocratique par le contenu psychologique ; en Russie, c’est sur la typisation des caractères que l’accent a été mis. On a ici un véritable chef d’œuvre.
La portée de cette œuvre ne saurait être sous-estimée, dans le contexte terrible de la Russie d’alors. Il s’agit d’une critique offensive d’un mariage arrangé, avec un vieil homme dignitaire de la croix de l’ordre de Saint-Vladimir se mariant à une jeune femme clairement souffrante de cela, mariage se réalisant avec l’appui direct du clergé complice. Le contenu est ouvertement anti-féodal, la charge politique est immense, sa dimension culturelle évidente.
L’affirmation de cette œuvre se place à un moment clef : elle suit immédiatement la décision par le tsar Alexandre II d’abolir le servage, en 1861. On a ici, comme avec Molière et la monarchie absolue, une tendance progressiste qui s’affirme dans la société russe.
Une seconde œuvre significative de la même période fut La Cène de Nikolaï Gay (1831-1894). En apparence, il s’agit d’une image religieuse, mais le modèle de Jésus est ni plus ni moins qu’Alexandre Herzen (1812–1870), le chef de file des partisans de la modernité en Russie alors, dont l’activité joua justement un rôle pour l’abolition du servage de 1861.
Alexandre Herzen était en exil à Londres, suite à la répression du père d’Alexandre II, Nicolas I, un autocrate ayant menée une répression féodale impitoyable ; Nikolaï Gay travailla en s’appuyant sur une photographie de Herzen, on reconnaît ici le parcours du réalisme et de ses exigences.
Le fait est que, à l’occasion de l’exposition de ce tableau en 1863, le tsar Alexandre II nomma Nikolaï Gay professeur de peintre à l’académie impérial. Là encore, l’œuvre – depuis sa réalisation jusqu’à sa reconnaissance sociale – est ouvertement politique et progressiste.
Tant l’Union mal assortie que La Cène témoigne d’une nouvelle époque, où la monarchie tente de réaliser le cheminement vers le pouvoir absolu, et profite des artistes nés du développement de l’État russe, qui ne venaient pas des classes dominantes d’une société ultra-hiérarchisée et totalement rigide.