Il faut bien saisir l’arrière-plan pro-monarchie de du Bellay. Celui-ci ne relève nullement des forces sociales soutenant le protestantisme. Il suffit de voir comment il dénonce Venise et son capitalisme commercial, dans le cent-trente-troisième sonnet des Regrets.
Il fait bon voir, Magny, ces Couillons magnifiques,
Leur superbe Arsenal, leurs vaisseaux, leur abord,
Leur saint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
Leurs changes, leurs profits, leur banque et leurs trafiques :
Inversement, son éloge de Paris passe par une lecture civilisationnelle, même si naturellement il est obligé de se confronter à la dure réalité des rues sales et peuplées. On a ainsi le cent-trente-huitième sonnet des Regrets :
De-vaux, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
Et n’en augmente point : semblable à la grand’mer
Est ce Paris sans pair, où l’on voit abysmer
Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.
Paris est en savoir une Grèce feconde,
Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
Une Asie en richesse on le peut estimer,
En rares nouveautez une Afrique seconde.
Bref, en voyant, De-vaux, ceste grande cité,
Mon œil, qui paravant estoit exercité
À ne s’esmerveiller des choses plus estranges,
Print esbaïssement. Ce qui ne me put plaire,
Ce fut l’estonnement du badaud populaire,
La presse des chartiers, les procez, et les fanges.
Ce point est important, car du Bellay se place pas du point de vue populaire. Lorsque Martin Luther met en avant sa critique du catholicisme romain, il joue un rôle populaire majeur sur le plan de la langue (avec sa traduction en allemand de la Bible) et de la musique (avec les chants religieux s’appuyant sur des mélodies populaires).
Au contraire, la France qui récuse le protestantisme, malgré le fait qu’elle l’ait produit avec le Picard Jean Calvin, se détourne d’un mouvement à la base pour ne s’appuyer que sur les couches supérieures de la société liées à la formation de la monarchie absolue.
Il y a une dimension élitiste, ouvertement assumée par du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française.
Sa manière de présenter la langue française est très subtile. D’un côté, il doit en justifier la légitimité et pour cela il procède à la fiction ; de l’autre, il doit la présenter comme nouvelle, comme établie de manière culturelle, par en haut, de manière nouvelle.
Pour du Bellay, les différentes langues ont ainsi toutes la même source, la « fantaisie des hommes », par conséquent on ne saurait les hiérarchiser. Cependant, ce qu’il entend par fantaisie, c’est en réalité la culture. Or, justement les ancêtres n’ont pas assez cultivé la langue française, d’où la mauvaise image qu’elle a désormais.
C’est naturellement une fiction, car la langue française est en fait tout à fait récente, elle est même littéralement en train d’émerger. Mais du Bellay a besoin de cette fiction pour mettre le Français sur un plan d’égalité avec le latin et le grec. Il va même jusqu’à dire que les Gaulois ont fait de grandes choses, mais comme ils ne les ont pas raconté ni valorisé comme les Romains, on le sait moins !
De manière plus sérieuse, il propose de cultiver la langue :
« Et si notre langue n’est si copieuse et riche que la grecque ou latine, cela ne doit être imputé au défaut d’icelle, comme si d’elle-même elle ne pouvait jamais être sinon pauvre et stérile (…).
Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l’excellence qu’on les a vues du temps d’Homère et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ?
et si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu’on y eût pu faire, elles n’eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant ?
Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutôt, comme une plante et vergette, n’a point encore fleuri, tant s’en faut qu’elle ait apporté tout le fruit qu’elle pourrait bien produire.
Cela certainement non pour le défaut de la nature d’elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l’ont eue en garde, et ne l’ont cultivée à suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui même désert où elle avait commencé à naître, sans jamais l’arroser, la tailler, ni défendre des ronces et épines qui lui faisaient ombre, l’ont laissée envieillir et quasi mourir. »
En disant cela, du Bellay trouve sa place historique, car il valorise le régime. Si la langue française est présente et connaît un processus de culture, c’est que la civilisation se développe et donc que le régime en place est tout à fait correct et même excellent.
Du Bellay attribue ainsi des perspectives formidables au régime, devant égaler les civilisations grecque et romaine.
« Le temps viendra (peut-être) et je l’espère moyennant la bonne destinée française que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les rênes de la monarchie, et que notre langue (si avec François n’est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle se pourra égaler aux mêmes Grecs et Romains, produisant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions. »
Il est impossible de séparer la place de du Bellay de sa poésie et de sa Défense et illustration de la langue française. C’est une seule et même place historique.
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