Puisqu’il existe une pensée pure se confondant avec les concepts de l’univers, comment se fait-il que l’être humain puisse penser « mal » ? C’est qu’il existe l’imagination, intermédiaire entre le monde sensible – qui fournit des informations correctes directement – et le monde théorique pur de l’Intellect.
Les images de l’imagination sont plus ou moins éloignées de la réalité, donc plus ou moins vraies, ce qui fausse les attitudes, les comportements. Chez Aristote, l’imagination, c’est-à-dire la réflexion personnelle, passe par les images issues du monde réel (on ne peut pas imaginer quelque chose n’existant pas, au mieux peut-on combiner des images) :
« Quant à la pensée discursive de l’âme, les images lui tiennent lieu de sensations.
Et quand l’objet est bon ou mauvais, elle affirme ou nie, fuit ou poursuit.
C’est pourquoi l’âme ne pense jamais sans image. »
L’œuvre très connue fournissant une sorte de catalogue exhaustif des réactions humaines en fonction de l’intégration d’images, c’est bien sûr L’éthique de Spinoza. Son œuvre est l’aboutissement de la réflexion de la philosophie arabo-persane islamique sur la démarche d’Aristote et de son prolongement dans l’averroïsme latin à la fin du moyen-âge.
Il analyse ainsi la joie, le désir, la béatitude, l’allégresse, la haine, etc. comme images dans l’esprit – avec ses conséquences.
Dans le traité De l’âme, on a la base d’une psychologie matérialiste. Aristote dit par exemple :
« Les formes sont pensées par la faculté intellectuelle dans les images ; comme les sensibles lui déterminent ce qu’il faut chercher ou fuir, ainsi en dehors même de la sensation, lorsqu’elle s’applique aux images, la faculté se meut.
Par exemple quand on perçoit que la torche est du feu, le sens commun révèle, à la vue d’une chose qui bouge, la présence d’un ennemi.
D’autres fois, grâce aux images qui sont dans l’âme ou plutôt grâce aux concepts, on calcule et on délibère, comme si l’on voyait, l’avenir en fonction du présent.
Et quand on affirme que là se trouve l’agréable ou le pénible, alors naît le mouvement de fuite ou de recherche, et, de toute manière, on ne fera que l’un ou l’autre.
Quant à ce qui est étranger à l’action, [à savoir] le vrai et le faux, il appartient au même genre que le bon et le mauvais, mais avec cette différence que les premiers sont tels absolument, les seconds pour un être déterminé.
Mais ce qu’on appelle les abstractions, on les pense de la même manière que le camus [= un nez court et plat] : le nez camus en tant quel, on le pense sans le séparer de la matière ; mais si l’on considère la concavité et qu’on la pense en acte, la pensée exclut la chair où s’inscrit cette concavité.
C’est ainsi que les objets mathématiques, quoique non séparés de la matière [dont elles tentent une formalisation], sont pensés comme séparés, quand on pense les abstractions [mais il ne s’agit pas des concepts de la réalité pour autant, car la pensée est « pure », au sens de conceptuel, et non pas logico-mathématique, non dynamique].
D’une manière générale, l’intellect, lorsqu’il est en acte, est identique aux objets. »
Cette dernière phrase est capitale. Dans l’édition des Belles Lettres de 1966, il y a un ajout entre crochets à la fin de celle-ci :
« D’une manière générale, l’intellect, lorsqu’il est en acte, est identique aux objets [de pensée]. »
C’est là une erreur magistrale. En réalité, chez Aristote, la pensée pure est identique à ce qu’elle pense, car la pensée est l’univers conceptualisé (et non pas la conceptualisation de l’univers). C’est la base du matérialisme d’Aristote.
D’ailleurs, peu après, Aristote dit :
« Récapitulons nos affirmations au sujet de l’âme. Nous dirons à nouveau que l’âme est, en un sens, tous les êtres.
Les êtres en effet sont ou sensibles ou intelligibles : la science s’identifie en quelque sorte aux objets du savoir comme la sensation aux objets sensibles.
Comment cela se fait-il, c’est la question à résoudre. »
Et Aristote d’expliquer, donc que « l’âme » de l’univers est le principe des opérations, qui existent à travers la matière par des phénomènes se fondant sur ces opérations. L’âme individuelle ne peut que se ramener à cette âme universelle.
Cette âme universelle ne formule pas des concepts extérieurs aux objets, mais étant les objets eux-mêmes. C’est une compilation suprême.