L’Algérie, en 1958, n’était pas une nation, de par l’absence de capitalisme se développant, mais un mélange de peuples allant à l’établissement d’une nation en émergence, dans un parcours totalement déstructuré par l’irruption du capitalisme français.
Le pays, en 1958, est ainsi semi-féodal semi-colonial, aux mains d’une toute petite poignée de propriétaires fonciers pour la dimension agraire et avec une grande poche d’immigration française vivant parallèlement à la métropole.
Cette poche d’immigration était le support d’un capitalisme bureaucratique ayant une totale main-mise sur le pays, et se combinant historiquement à l’armée. L’administration française en Algérie avait une forme bureaucratique, au service d’un capitalisme par en haut profitant d’une population française petite-bourgeoise principalement.
Le FLN algérien était quant à lui le produit de couches arabes petites-bourgeoises largement marquées par la culture universitaire française, cherchant à forcer, dans une optique tiers-mondiste, la formation d’une nation par en-haut. Le programme du FLN était de type islamo-romantique, pour autant qu’on puisse dire qu’il avait réellement un programme. L’Algérie devait payer un prix tragique à partir de 1962 et la prise du pouvoir par les aventuriers réactionnaires du FLN.
Le colonialisme français avait cependant très peur d’un mouvement agraire capable de faire vaciller la domination semi-féodale, et donc l’ensemble de la domination coloniale.
Le FLN n’a jamais, à aucun moment, représenté une réelle menace militaire, mais l’agitation qu’il produisait troublait la quiétude, rappelant le risque de l’apparition d’un mouvement de masse.
Pour cette raison, le colonialisme a cherché à se présenter comme le pôle de la modernisation, car cela répondait aux exigences du capitalisme bureaucratique (mais pas des grands propriétaires terriens). Pour voir son rôle agrandi, l’Algérie devait disposer d’une base plus grande, plus forte. Cela signifiait rêver d’un empire, quitte à ce qu’il soit dans une combinaison « musulmans » d’Algérie – Français.
Le 17 mai 1958, à Constantine, le Cheik Abdelali Lakhdari, un imam opérant à la mosquée Sidi El Kittani, lança l’appel suivant lors d’un rassemblement :
« Sache bien, ô femme, que le moment est venu pour toi de jouer ton rôle dans l’histoire de l’Algérie nouvelle française. En dépit de ceux qui contestent la place qui te revient, brise tes chaînes avec un marteau de fer. »
Dans la foulée, une jeune femme musulmane de 17 ans arracha son voile et son haïk lui recouvrant le corps, déclarant :
« Ne perdons pas, mes sœurs, l’unique occasion de notre émancipation. »
La foule fut interloquée avant d’applaudir.
Lorsqu’il arriva le 19 mai à Alger, Jacques Soustelle, l’homme des réseaux de de Gaulle, tint un discours « modernisateur » suivant précisément cette orientation :
« Jamais peut-être dans l’histoire de l’Algérie, on n’avait vu un tel rassemblement où se trouvent fraternellement unis Européens et Musulmans.
Si demain – inch’Allah! – ceux qui écrivent l’histoire racontent ces journées, ils diront que pour la première fois il y eu en Algérie un rassemblement de femmes musulmanes, nos sœurs, qui viennent attester par leur présence que toutes les barrières sont abaissées et qu’il n’y a plus rien qui sépare ceux qui y habitent, qu’il n’y a plus ici que dix millions de Français.
Mes amis, on peut dire qu’il n’y a plus ici que les fils et filles d’une même mère, ne portant pas le même prénom, mais ayant tous le même nom : notre patrie commune.
Mes amis, l’avons-nous assez attendu ce jour ! »
C’est que de même que le FLN était porté par une petite-bourgeoisie arabe intellectuelle totalement idéaliste dans son romantisme islamisant, l’État français intégrait une petite fraction de la population arabe et kabyle, faisant miroiter une installation dans le capitalisme bureaucratique.
Nombreuses furent donc les figures politiques arabes ou kabyles aux côtés des « Européens », happées par la « modernisation ». On a ainsi Ali Mallem, qui tint les propos suivants lors de son discours à Alger le 20 mai 1958 :
« Pour donner au mouvement de rénovation du 13 mai toute sa portée, il faut profiter de l’élan qu’il a soulevé en rayant des siècles de préjugés et de coutumes qui écartent de la vie moderne les populations musulmanes.
II importe de ne pas entrer à reculons dans l’avenir et de rompre un mode de vie calqué sur une législation figée et anachronique.
Car les excès du statut personnel et ses contradictions ne relèvent nullement de la religion, mais simplement de la coutume. Pour que les Musulmans soient des Français à part entière, il faut abolir le statut personnel dont les dispositions concernant notamment le mariage, le divorce et le droit successoral, ne correspondent pas aux réalités de la vie moderne.
Si nos adversaires mettent en doute notre bonne foi et notre volonté de rénovation, nous leur rappellerons simplement que Bourguiba lui-même s’est attaqué au statut personnel et que le roi du Maroc, Mohammed V, a commencé à le faire dans sa propre famille. Des sanctions pénales frappent en Tunisie les individus coupables de polygamie. Nous sommes persuadés que cette réforme sera très généralement accueillie en Algérie avec sympathie.
Le général de Gaulle avait esquissé cette politique dans l’ordonnance du 7 mars 1944, sabotée par les partis et le système. Ce sabotage a ouvert la porte à l’aventure, au voyage au bout de la nuit. Pour nous, de Gaulle introduit une inestimable valeur morale dans le débat. Nous attendons de lui la mise en application immédiate d’une politique à la mesure de son génie et de ses sentiments nationaux. »
Ali Mallem devint vice-président du Comité de salut public Algérie-Sahara et l’une des principales figures du parti politique que fondera de Gaulle. Voici justement la motion numéro 17 du Comité de salut public Algérie-Sahara, appelant à la modernisation capitaliste bureaucratique de l’Algérie :
« Le Comité de Salut Public de l’Algérie et du Sahara, soucieux d’assurer dans les délais les plus rapides l’exécution des principes d’égalité aujourd’hui plébiscités par l’ensemble de la population ;
Insiste d’une façon pressante pour que soit accélérée la mise en œuvre des plans en cours relatifs à la scolarisation totale, à la formation et l’emploi de la jeunesse, au développement économique autorisant le plein emploi, ainsi qu’à l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble de la population ;
Propose d’accorder la priorité aux problèmes concernant la jeunesse par l’application du plan de plein emploi déjà étudié en conduisant :
– à l’ouverture des centres urbains et des foyers de jeunes,
– au développement des classes spéciales dans les centres sociaux ainsi que des sections de préformation professionnelle,
– à l’ouverture aux jeunes de monde du travail,
– à l’accès des jeunes d’Algérie à la formation professionnelle et à leur placement dans la métropole;
Invite l’administration à prendre toute disposition propre à assurer l’exécution rapide et impératifs. »
Saïd Boualam, qui sera élu quatre fois vice-président de l’Assemblée nationale de 1958 à 1962, racontera en 1963 dans Mon pays la France :
« Comme il était beau ce 13 mai [1958] de la fraternité et comment n’avez-vous pas senti, Français de France, ce miracle qui liait à tout jamais la France et l’Algérie en un seul espoir, celui d’en finir avec une poignée de tueurs qui n’ont jamais représenté le peuple algérien (…).
Si vous aviez vu le visage de ces jeunes Musulmans, de ces femmes qui déchiraient leur voile, de ces anciens combattants qui brandissaient leurs décorations, vous auriez compris que ce jour concrétisait la conquête que la France avait réalisée il y a cent trente ans, celle des cœurs. »
Rater cet aspect, c’est ne pas comprendre pourquoi 42 500 « harkis » vinrent en France en 1962, ni pourquoi ce courant francophile fut si puissant culturellement, conservant même une certaine permanence.
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