Il est une question qu’il faut forcément se poser : les criollos ont pris le pouvoir au 19e siècle.
Mais sont-ils encore là pour porter l’idéologie latino-américaine ? Les pays latino-américains n’ont-ils pas évolué, connu des transformations massives ?
Car, en l’état, malgré les inégalités absolument terribles, avec une petite minorité profiteuse et accapareuse, on ne peut pas dire que la situation soit la même qu’au 19e siècle, avec les criollos et de vastes masses isolées, mises de côté.
La population des pays latino-américains est désormais alphabétisée et éduquée ; elle a accès aux médias, elle profite d’internet et des smartphones.
Elle est urbaine, en très grande majorité : à 92 % en Argentine, à 71% en Bolivie, à 88 % au Brésil, à 82 % en Colombie, à 79 % au Pérou, à 75% au Salvador, à 88 % au Venezuela.
Même les pays les moins urbanisés sont à majorité urbaine : le Guatemala (53%), le Honduras (60%), l’Equateur (65%).
Année | Population de l’Amérique latine | Population mondiale | Part de l’Amérique latine |
---|---|---|---|
1950 | 168 821 000 | 2 536 431 000 | 6,7 % |
1960 | 220 470 000 | 3 034 950 000 | 7,3 % |
1970 | 286 676 000 | 3 700 437 000 | 7,7 % |
1980 | 361 253 000 | 4 458 004 000 | 8,1 % |
1990 | 442 840 000 | 5 327 231 000 | 8,3 % |
2000 | 521 836 000 | 6 143 494 000 | 8,5 % |
2010 | 591 352 000 | 6 956 824 000 | 8,5 % |
2019 | 648 121 000 | 7 713 468 000 | 8,4 % |
Ce qui est en jeu ici, c’est la question de la nature des pays latino-américains.
Doit-on parler de nations qui existent en tant que telles, avec une base capitaliste faible mais réelle, ou bien doit-on parler de pays semi-féodaux semi-coloniaux où la question nationale n’a, jusqu’à présent, jamais été posée de manière correcte, démocratique ?
Dans le premier cas, toute la critique qu’on aurait faite de l’idéologie latino-américaine serait unilatérale, car on n’aurait pas pris en compte la bourgeoisie nationale.
Celle-ci serait latino-américaine dans sa définition même et par conséquent il serait dans sa nature de promouvoir l’Amérique latine.
Dans le second cas, la bourgeoisie nationale est hors-jeu et les criollos qui étaient au pouvoir le sont restés, à travers les transformations de chaque pays.
Or, c’est exactement ce qui s’est passé. Regardons les campagnes, par exemple pour la Colombie.
2 362 exploitations agricoles (soit 0,1% du total) occupent soit 58,71% des terres disponibles ; on a même 1% des propriétaires fonciers qui contrôlent 81% des terres.
99% des plus petits propriétaires fonciers occupent 19% des terres ; 81 % des plus petits propriétaires fonciers (2 hectares en moyenne) occupent moins de 5% des terres.

Ce constat peut être fait dans chaque pays d’Amérique latine. Les grands propriétaires terriens se sont maintenus. S’ils se sont maintenus, c’est que leur base féodale est restée. Peu importe qu’ils accordent désormais des salaires, qu’ils déposent leurs richesses à la banque et voyagent en classe affaire à Madrid et à Paris.
On dira qu’on parle là des campagnes et que l’écrasante majorité des gens sont urbanisés. C’est tout à fait exact. Mais que voit-on ? Les rapports sociaux sont extrêmement hiérarchiques et facilement violents. Ils restent féodaux, même dans le cadre urbain.
On a des pressions permanentes pour extorquer du travail en plus, du patronage et du clientélisme. La corruption est endémique et aboutit à une extorsion en plus.
C’est tellement puissant qu’une partie significative de l’économie fonctionne « au noir », voire de manière parallèle puisqu’il existe de très vastes regroupements d’hommes en arme pratiquant le narcotrafic, le racket, les enlèvements, etc.

La violence intrafamiliale est une norme et les comportements toxiques des latinas sont devenus un cliché, alors que son fondement est dramatique puisque c’est une expression tortueuse d’auto-défense face à des latinos aux attitudes directement féodales, voire esclavagistes.
Concrètement, la violence sexuelle envers les mineurs est également un problème majeur en Amérique latine. Ici encore, on est à la croisée du féodalisme et de l’esclavagisme.
Il est toujours très difficile pour une société d’affronter de tels problèmes, mais il est évident ici que toute l’idéologie de l’Amérique latine festive et joyeuse sert également à masquer la réalité semi-féodale.
Ariel sert à cacher Caliban.

Le féodalisme reste, en tant qu’il y a une partie de la population qui s’approprie une rente sur la population une fois son travail effectué.
Cela ne veut pas dire que pour le reste, il n’y ait pas des rapports capitalistes, et même des rapports capitalistes pour l’écrasante majorité des choses.
Cependant, c’est un capitalisme à la concurrence faussée, à la compétition impossible.
Pourquoi ? Car il existe des grands groupes capitalistes monopolistes, qui existent de manière bureaucratique en liaison avec le féodalisme des campagnes et l’État, et qui ont la main-mise sur les aspects généraux des sociétés latino-américaines.
Ce sont les géants América Móvil, JBS, Novonor, Embraer, Vale, Televisa, Aval, Ternium, Itaú Unibanco, Grupo Sancor Seguros, Femsa Comercio, Marcopolo S.A., Cencosud, etc. ; les pays latino-américains disposent de géants dans l’énergie, l’agro-industrie, les matières premières, les technologies, les médias, etc.
Les pays latino-américains sont nés par en haut, ils se sont développés en s’insérant sur le marché mondial en adaptant leur réalité féodale aux besoins du capitalisme des pays les plus puissants, principalement britannique et ensuite des États-Unis.
Chaque pays dispose donc d’un parcours propre qui ne saurait être « oublié » en raison de l’existence d’une Amérique latine virtuelle.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)