Dans la social-démocratie, le syndicalisme est imbriqué dans le mouvement et est secondaire par rapport au Parti, à la théorie. En France, le syndicalisme s’est justement, à l’inverse, autonomisée. La charte d’Amiens est le produit catastrophique du refus de la politique par la classe ouvrière, au nom des nécessités pragmatiques du syndicat.
Voici comment Jean Jaurès soutient l’esprit du congrès de Rennes de 1898 de la Confédération Générale du Travail (née en 1895), dans une démarche pleine de complaisance :
« Au congrès de Rennes où 1500 groupes, syndicats et bourses du travail étaient représentés, le prolétariat vient de remanier les cadres. Il a décidé que les groupements économiques seraient classés en deux grandes organisations générales.
D’un côté, il y aura la Confédération du travail comprenant les syndicats, réunis déjà en Fédérations de métiers. De l’autre, il y aura la Fédération générale des bourses du travail, comprenant exclusivement des bourses (…).
Le syndicat a surtout pour objet la lutte économique, la défense du salaire contre les entreprises du capital. La bourse du travail a surtout pour objet une œuvre d’enquête, de statistique permanente sur les conditions du travail, sur le chômage, sur les mouvements de la production.
L’un, si je comprends bien, est considéré surtout comme un organe de combat ; l’autre, comme un organe d’éducation et d’information préparant l’avenir et recueillant les éléments dont la classe ouvrière aura besoin plus tard pour organiser la production sur la base sociale (…).
En fait, la classe ouvrière organisée oscille entre deux tendances et elle doit les concilier par un incessant effort.
D’un côté, il y a la tendance centralisatrice. Il est clair que le prolétariat ne peut espérer le triomphe qu’en groupant et coordonnant tous ses efforts. Il est donc amené à englober tous ses groupes locaux, ou même toutes les fédérations de métiers comprenant déjà les syndicats d’une même industrie, en un organisme général. De même pour les bourses du travail.
Mais d’un autre côté, il y a des militants qui représentent ce qu’on peut appeler la tendance fédéraliste et libertaire. Ils craignent que des organismes trop vastes n’absorbent peu à peu l’activité et la spontanéité des groupes locaux.
Ils craignent que l’activité du prolétariat ne prenne la forme d’une vaste administration et qu’une sorte de parlementarisme ouvrier et de bureaucratie ouvrière ne résulte d’organismes trop vastes.
Les groupes locaux ne pourront plus agir que par délégation, et les délégués des groupes formeront peu à peu une sorte de Parlement ouvrier accaparant toutes les énergies du prolétariat (…).
Quoi qu’il en soit, les congrès témoignent d’une grande activité de pensée dans la classe ouvrière et on peut dire que le prolétariat se prépare à recueillir l’héritage du pouvoir bourgeois. »
La Dépêche de Toulouse, octobre 1898
La réception de cet héritage passe par un grand « respect »… pour la bourgeoisie elle-même, et pour son activité :
« Les syndicats ouvriers ont de grands et sérieux devoirs à remplir ; il faut d’abord qu’ils respectent dans le patron le principe même qui est la vraie force des travailleurs : la dignité de l’homme.
Pour cela, dans toutes les difficultés qui s’élèvent, ils doivent faire appel tout d’abord avec confiance et loyauté à sa raison et à son esprit de justice ; il ne faut pas que, dans les demandes qui sont formulées, on sente gronder la menace ; la menace n’a d’autre effet que de raidir les âmes fières et la juste fierté ne fait point défaut dans les rangs de ce patronat français où tant d’hommes, par une initiative hardie, ont accru la richesse commune et portent avec honneur une longue vie de travail, de probité, de souci quotidien ; lorsque, après des pourparlers courtois, l’accord n’a pu se faire, lorsque la grève éclate, je sais quel héroïsme il faut au travailleur, dont la bourse se vide et dont les joues se creusent, pour rester calme et maître de soi.
Mais c’est précisément le rôle des syndicats de maintenir aux heures de crise l’âme du peuple qu’ils représentent à une hauteur telle que le respect de tous soit acquis aux travailleurs, qu’une victoire plus belle leur soit préparée et, qu’en tout cas, ils ne se compromettent point par l’abus de la force brutale, qui est dans le nombre, par des procédés d’intimidation physique, ce qui est le nerf de leurs espérances : le droit.
Disons-le avec tristesse, mais courageusement, les violences, les injures, les menaces, les insolences soudaines de regard, de langage et d’attitude sont un reste de servage ; l’homme libre, quand il revendique son droit, est aussi calme, aussi mesuré, aussi respectueux d’autrui, qu’il est énergique et résolu (…).
Il n’y a qu’un moyen de sortir de ces difficultés, c’est que les syndicats ouvriers, étudiant profondément, et semaine par semaine, l’état de l’industrie locale, les débouchés, le prix de l’achat des matières premières, le prix de vente de la marchandise, la valeur des machines employées, des assurances souscrites, déterminent, avec une précision croissante, la part prélevée par le capital.
De cette façon, ils pourront accorder aux moins favorisés les délais nécessaires, et, quand ils auront fait de ce côté tout le raisonnable, associer énergiquement les travailleurs à la fortune de la grande industrie. Mais, pour cela, il faut ces qualités de mesure, de patience et de sagacité qu’une étude persévérante donnera seule aux syndicats. »
En rejetant le marxisme, et donc en refusant la dialectique de la nature et son principe de saut qualitatif, Jean Jaurès ne pouvait que tendre à la complaisance, à la lutte réformiste maquillée comme radicale sous prétexte d’objectifs lointains.
C’est une caricature, légaliste et dans un esprit de capitulation, de la social-démocratie et du marxisme. Et cela laisse un espace historiquement énorme pour une critique, non pas de gauche avec le marxisme, mais de droite avec l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme-révolutionnaire, « réponses » historiques à l’opportunisme de Jean Jaurès.