L’intervention du cardinal de Richelieu dans le domaine du théâtre ne consistait pas qu’à encadrer les troupes et les auteurs et les orienter en faveur du régime. On a un saut qualitatif et le théâtre doit le réaliser.
Richelieu s’appuya ici surtout sur Jean Chapelain (1595-1674) et François Hédelin (1604-1676) connu sous le nom d’abbé d’Aubignac, dont la mission était de prôner la régularité dans les œuvres, une vraie recherche culturelle, véritablement approfondie. A ces deux figures s’ajoutent Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (16610-1663) et Jean-François Sarrasin (1614-1654).
La référence aux « anciens » de l’antiquité gréco-romaine n’était pas une formalité théorique ; cela avait comme sens de chercher à élever le niveau, de pousser à la dimension culturelle la plus haute. Il s’agissait ni plus ni moins, pour le pouvoir royal, de revenir à une forme plus proche de la tragédie protestante, sauf qu’à la place de Dieu, c’est le pouvoir qui se pose comme réalité absolue.
La valeur considérée par conséquent comme la plus importante, c’est la vraisemblance et la bienséance. Il faut pouvoir enseigner, et donc disposer d’une tragédie montrant la vertu. Tout doit passer absolument par la raison. Ce sont là les éléments de base de ce qu’on va appeler le classicisme.
Voici ce que dit Jean Chapelain, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, en 1630.
Jean Chapelain jouera historiquement un rôle important, puisque Richelieu le nomme dès le départ à l’Académie française, dont il doit par ailleurs rédiger le plan du Dictionnaire et de la Grammaire. Il profite également d’une grande pension et par la suite Jean-Baptiste Colbert, grande figure du gouvernement de Louis XIV, le nomme responsable de la liste des écrivains et savants ayant droit au soutien financier du régime.
Ce qui justifie chez lui l’unité de temps, de lieu, d’action, c’est la vraisemblance, c’est cette unité qui permet au théâtre d’être comme un reflet de la réalité :
« Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents (…).
Pour cela même sont les préceptes qu’ils nous ont donnés concernant les habitudes des âges et des conditions, l’unité de la fable, sa juste longueur, bref cette vraisemblance si recommandée et si nécessaire en tout poème, dans la seule intention d’ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu’ils voient et de douter de sa réalité.
Cela supposé de la sorte, et considérant le spectateur dans l’assiette où l’on le demande pour profiter du spectacle, c’est-à-dire présent à l’action du théâtre comme à une véritable action, j’estime que les anciens qui se sont astreints à la règle des vingt-quatre heures ont cru que s’ils portaient le cours de leur représentation au-delà du jour naturel, ils rendraient leur ouvrage non vraisemblable au respect de ceux qui le regardaient, lesquels pour disposition que pût avoir leur imaginative à croire autant de temps écoulé durant leur séjour à la scène que le poète lui en demanderait, ayant leurs yeux et leurs discours témoins et observateurs exacts du contraire, ou même, quelque probable que fût la pièce d’ailleurs, (…).
Comme je tombe d’accord avec vous que le but principal de toute représentation scénique est d’émouvoir l’âme du spectateur par la force et l’évidence avec laquelle les diverses passions sont exprimées sur le théâtre, et de la purger par ce moyen des mauvaises habitudes qui la pourraient faire tomber dans les mêmes inconvénients que ces passions tirent après soi, je ne saurais avouer aussi que cette énergie se puisse produire sur le théâtre si elle n’est accompagnée et soutenue de la vraisemblance, ni que le poète dramatique arrive jamais à sa fin qu’en ôtant à l’esprit tout ce qui le peut choquer et lui donner le moindre soupçon d’incompatibilité. (…)
Passant à votre seconde instance, je nie que le meilleur poème dramatique soit celui qui embrasse le plus d’actions, et dis au contraire, qu’il n’en doit contenir qu’une, et qu’il ne la faut encore que de bien médiocre longueur ; que d’autre sorte elle embarrasserait la scène et travaillerait extrêmement la mémoire. »
Voilà pourquoi la référence à Aristote – et non plus seulement à Sénèque – est vital : il s’agit non plus seulement d’avoir un individu autonome s’interrogeant sur le monde (en mode calviniste ou bien catholique – stoïque avec Sénèque), mais de présenter un individu face aux exigences d’une autorité absolue.
On passe de l’autonomie calviniste, où l’individu décide, à l’exigence de la monarchie absolue, où l’individu fait face à sa décision comme de manière extérieure. On comprend que le principe de la « purgation des passions » de l’extérieur, théorisé par Aristote, soit incontournable.
La voici présentée par Jean-François Sarasin :
« La muse tragique s’occupant principalement à émouvoir les passions des spectateurs par les funestes aventures qu’elle représente, Aristote a pensé que sa fin était de les apaiser, et de redonner aux âmes la tranquillité et le calme qu’elle leur avait ôtée.
Il a cru que, la pitié et la terreur étant celles qui lui étaient propres, elle devait les réprimer, et les réduire à une médiocrité raisonnable, après les avoir émues et soulevées, et il a appelé cette façon d’apaiser nos âmes, l’expiation, ou si nous l’aimons mieux, la purgation des passions et des troubles.
C’était de ces passions qu’il jugeait ainsi. Il ne les mettait pas au nombre des vices, mais il ne les souffrait pas aussi parmi les vertus ; si bien que sans les défendre, et sans les bannir d’entre les hommes, il souhaitait que les sages en fissent une habitude, et se conseillassent avec leur raison, jusques à quel point, et en quel temps ils les devaient admettre et les recevoir.
Cette excellente habitude devait naître, à son avis, de la représentation des tragédies ; et comme à force d’exercer un art, l’on s’y rend parfait à la fin, de même l’on acquiert une médiocrité [=modération] des passions, lorsqu’on s’accoutume à voir souvent les objets qui les excitent dans nos esprits.
Les bons chirurgiens pansent les plus dangereuses plaies sans frémir, comme ceux qui n’ont point encore fait de cures. La pratique apporte aux médecins une insensibilité pour les malades, et les vieux régiments, qui sont tous les jours aux mains avec l’ennemi, l’attaquent sans le craindre et sans s’ébranler, comme les nouvelles troupes.
Il en est de même d’un homme qui voit tous les jours des misères : il en est touché, mais jusques au point où les sages le doivent être, et l’habitude qu’il a d’assister aux spectacles qui lui donnent de la terreur et de la pitié lui en procure le tempérament et la médiocrité [= modération].
Puisque c’est sur le théâtre que ces choses se représentent, que la scène y retentit des plaintes d’Hécube, d’Électre, d’Antigone ; que l’on y introduit Œdipe, Atrée, Égisthe, et qu’elle peut être à bon droit nommée la lice des passions ; c’est aussi à la représentation des poèmes tragiques, où agissent ces personnes, qu’il faut aller préparer ses passions, et les conduire à cette parfaite médiocrité du Philosophe, où elles n’arrivent jamais, qu’après elles ne contribuent beaucoup à l’acquisition de la vertu, et à la connaissance des sciences.
Voilà quelle est l’opinion d’Aristote touchant l’usage de la tragédie, laquelle il nomme pour cette cause la règle des passions. »
C’est là une exigence rationnelle qui est à l’opposé même du baroque, de l’irrationnel, de la romance sensationnelle, inouïe, etc.
Comme le formule Jules de la Ménardière :
« Encore que la vérité soit adorable partout, la vraisemblance néanmoins l’emporte ici dessus elle ; et le faux qui est vraisemblable doit être plus estimé que le véritable étrange, prodigieux et incroyable. »