La tragédie classique française et Corneille, représentant de la Fronde

A partir du moment où l’État exige des œuvres magnifiques témoignant idéologiquement de son existence, les polémiques ne pouvaient qu’être rapides et enfler aisément. Ce fut le cas lorsque Pierre Corneille publia en 1637 Le Cid.

Trois grands problèmes se posent immédiatement.

Le premier est qu’on y trouve un duel, à un moment où la monarchie absolue tentait d’interdire à tout prix, cette pratique d’honneur d’une aristocratie à soumettre, et donc à pacifier: ce sera d’ailleurs le sens de la mise en place de la cour à Versailles. La mise en avant d’un duel à une époque où c’est un crime puni de mort est révélateur de la position de Pierre Corneille : elle est en opposition complète avec l’approche de la monarchie absolue.

Corneille

Dans Le Cid, on a également Chimène venant expliquer au Roi que « Au sang de ses sujets un roi doit la justice » et dans cette pièce le Roi se montre affable et généreux avec l’aristocratie quand il n’est pas une figure de despote. Or, c’est une position systématique chez Pierre Corneille ; dans Nicomède, Cinna, Polyeucte, Pompée, Attila, Héraclius, on a toujours un tyran qui fait office de mauvais roi brimant la haute aristocratie et ses exigence d’affirmation individuelle.

Pour résumer l’approche de Pierre Corneille, citons deux passages d’Agésilas ; le premier décrit une tyrannie, en présentant la Perse.

« En Perse il n’est point de sujets ;
Ce ne sont qu’esclaves abjects,
Qu’écrasent d’un coup d’oeil les têtes souveraines.
Le Monarque, ou plutôt le tyran général,
N’y suit pour loi que son caprice,
N’y veut point d’autre règle et point d’autre justice,
Et souvent même impute à crime capital
Le plus rare mérite, et le plus grand service.
Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
S’immole insolemment les plus illustres vies,
Et ne laisse aujourd’hui que les coeurs abattus
À couvert de ses tyrannies. »

Le second décrit la Grèce, comme modèle, avec un roi au pouvoir limité.

« La Grèce a de plus saintes lois,
Elle a des peuples et des rois
Qui gouvernent avec justice :
La raison y préside et la sage équité,
Le pouvoir souverain par elles limité,
N’y laisse aucun droit au caprice. »

Les premières représentations du Cid possédaient quant à elle également ces vers, jamais imprimés par sécuté (les « satisfactions » sont des accords effectués sous l’égide du Roi) :

« Ces satisfactions n’apaisent point une âme :
Qui les reçoit n’a rien, qui les fait se diffame.
Et de pareils accords l’effet le plus commun
Est de perdre d’honneur deux hommes au lieu d’un. »

Avec Le Cid, il y a une telle arme politique que la reine Anne d’Autriche, en tant que régente (elle est la mère de Louis XIV), a fait en sorte que le cardinal Richelieu anoblisse le père de Pierre Corneille, et donc Pierre Corneille par conséquence.

Un peu plus tard, pratiquement au moment de l’échec de la Fronde, Pierre Corneille va cesser pour toute une période d’écrire comme auteur, renonçant au théâtre pour traduire du latin en français et dédier au pape L’Imitation de Jésus Christ, œuvre de dévotion écrite par l’Allemand Thomas a Kempis en 1418. Il tentera un retour une fois la vague passée, mais sans succès.

Le second problème, de taille, est que la pièce est d’inspiration espagnole, à un moment où il s’agit du principal ennemi de la France, dans le cadre d’une concurrence terrible ne connaissant plus de répit. L’Espagne et sa culture, marquée par le baroque, apparaît comme un pendant intéressant pour l’aristocratie s’opposant à la monarchie absolue.

Enfin troisième problème de la pièce, la jeune femme s’y marie avec l’assassin de son père, ce qui est invraisemblable.

C’est que Pierre Corneille, qui est lié à la culture de la tragi-comédie, qui est influencée par le baroque espagnol, étend la vraisemblance jusqu’à ce qu’il appelle la « vraisemblance extraordinaire ». En fait, Pierre Corneille, ici, répond aux attentes de la « Fronde » de la noblesse. Il célèbre l’orgueil, le moi aristocrate, envers et contre-tout.

Voici comment Pierre Corneille a théorisé sa position, dans ce contexte :

« Tout ce qui s’est fait manifestement s’est pu faire, dit Aristote, parce que, s’il ne s’était pu faire, il ne se serait pas fait. Ce que nous ajoutons à l’histoire, comme il n’est pas appuyé de son autorité, n’a pas cette prérogative. Nous avons une pente naturelle, ajoute ce philosophe, à croire que ce qui ne s’est point fait n’a pu encore se faire ; et c’est pourquoi ce que nous inventons a besoin de la vraisemblance la plus exacte qu’il est possible pour le rendre croyable.

À bien peser ces deux passages, je crois ne m’éloigner point de sa pensée quand j’ose dire, pour définir le vraisemblable, que c’est une chose manifestement possible dans la bienséance, et qui n’est ni manifestement vraie ni manifestement fausse. On en peut faire deux divisions, l’une en vraisemblable général et particulier, l’autre en ordinaire et extraordinaire.

Le vraisemblable général est ce que peut faire et qu’il est à propos que fasse un roi, un général d’armée, un amant, un ambitieux, etc. Le particulier est ce qu’a pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible avec ce que l’histoire nous apprend de ses actions.

Ainsi tout ce qui choque l’histoire sort de cette vraisemblance, parce qu’il est manifestement faux ; et il n’est pas vraisemblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit remis en bonne intelligence avec Pompée, ou Auguste avec Antoine après celle d’Actium, bien qu’à parler en termes généraux il soit vraisemblable que, dans une guerre civile, après une grande bataille, les chefs des partis contraires se réconcilient, principalement lorsqu’ils sont généreux l’un et l’autre (…).

Je viens à l’autre division du vraisemblable en ordinaire et extraordinaire : l’ordinaire est une action qui arrive plus souvent, ou du moins aussi souvent que sa contraire ; l’extraordinaire est une action qui arrive, à la vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse pas d’avoir sa possibilité assez aisée pour n’aller point jusqu’au miracle, ni jusqu’à ces événements singuliers qui servent de matière aux tragédies sanglantes par l’appui qu’ils ont de l’histoire ou de l’opinion commune, et qui ne se peuvent tirer en exemple que pour les épisodes de la pièce dont ils font le corps, parce qu’ils ne sont pas croyables à moins que d’avoir cet appui.

Aristote donne deux idées ou exemples généraux de ce vraisemblable extraordinaire : l’un d’un homme subtil et adroit qui se trouve trompé par un moins subtil que lui ; l’autre d’un faible qui se bat contre un plus fort que lui et en demeure victorieux, ce qui surtout ne manque jamais à être bien reçu quand la cause du plus simple ou du plus faible est la plus équitable.

Il semble alors que la justice du ciel ait présidé au succès, qui trouve d’ailleurs une croyance d’autant plus facile qu’il répond aux souhaits de l’auditoire, qui s’intéresse toujours pour ceux dont le procédé est le meilleur.

Ainsi la victoire du Cid contre le comte se trouverait dans la vraisemblance extraordinaire, quand elle ne serait pas vraie. Il est vraisemblable, dit notre docteur, que beaucoup de choses arrivent contre le vraisemblable ; et puisqu’il avoue par là que ces effets extraordinaires arrivent contre la vraisemblance, j’aimerais mieux les nommer simplement croyables, et les ranger sous le nécessaire, attendu qu’on ne s’en doit jamais servir sans nécessité. »

Une autre querelle de ce type aura lieu suite à la pièce de Pierre Corneille appelée Sophonisbe, datant de 1663. C’est François Hédelin, dont le nom de plume est l’« abbé d’Aubignac » qui fut à la tête de l’offensive, avec les Dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur les deux tragédies de M. Pierre Corneille, intitulées Sophonisbe et Sertorius, ainsi que les Troisième et quatrième Dissertations concernant la tragédie de M. Pierre Corneille, intitulée Œdipe, et Réponse à ses calomnies.

C’est qu’à l’arrière-plan, tout oppose Pierre Corneille au classicisme : il y a sa préférence pour le vrai au vraisemblable et l’historique à la bienséance, c’est-à-dire pour nous son refus du réalisme et du typique. Mais il y a aussi le rejet de l’aspect central, au nom d’une sorte de dynamique absolument baroque.

Aux yeux de d’Aubignac, comme il l’avait formulé dans sa Pratique du théâtre, tout sert l’aspect principal :

« Le peintre qui ne veut représenter qu’une action dans un tableau ne laisse pas d’y en mêler beaucoup d’autres qui en dépendent, ou pour mieux dire qui toutes ensemble forment son accomplissement et sa totalité. »

Chez Pierre Corneille, il n’y a pas cela, car ce n’est pas un point de vue général sur la condition humaine, mais la présentation d’un dilemme unique en son genre, voire « extraordinaire » mais vraisemblable. Il est un serviteur de l’idéologie de la Fronde, de l’aristocratie.

Aussi, la société de la monarchie absolue l’écartera, malgré que par son sens de la symétrie il y ait une dimension éminemment française, et ce sera Jean Racine qui sera son titan, devenant l’un de nos auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, en tant que portraitiste psychologique.

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