Sans le protestantisme pour assumer l’individu comme autonome, la tragédie ne pouvait pas se maintenir. Elle présentait les contradictions de l’individu, ses tourments face à la responsabilité : c’était là une problématique propre au calvinisme.
Il pouvait bien y avoir une récupération par la faction culturelle de la monarchie absolue, au moyen de Sénèque et de la vertu à respecter dans le cadre de l’État gérant la société, cela ne suffisait pas.
Toute la seconde moitié du XVIe siècle est marqué par les guerres de religion, l’Édit de Nantes n’est qu’un épisode asséchant le protestantisme. Le matérialisme lui-même est au mieux sceptique, avec Michel de Montaigne, Pierre Charron, Pierre Bayle.
L’indifférence et l’inquiétude prennent le dessus, l’époque est décadente. Elle ne peut pas porter la tragédie, qui exige la dignité, la fermeté, l’esprit de décision.
C’est alors le formidable succès de la pastorale. La scène de ce type de roman (qui peut se décliner en pièces de théâtre également), placée dans l’Antiquité, montre des bergers issus de l’aristocratie et choisissant une vie simple, en train de charmer des belles, dans un environnement pratiquement magique avec des nymphes, des satyres, des magiciens, des chevaliers, etc.
Le discours amoureux est accompagné de flatteries indirectes aux puissants, avec la Renaissance italienne et son idéalisme néo-platonicien comme idéologie.
La plus célèbre des pastorales est l’Astrée, écrite par Honoré d’Urfé de 1607 à 1627, manuel de savoir vivre des aristocrates de l’époque, en 40 histoires, 60 livres, 5399 pages. On trouve également les Bergeries de Honorat de Bueil de Racan, en 1625, et Sylvie de Jean de Mairet, en 1628, qui abandonnent toute référence à la mythologie. C’est que la comédie sentimentale prime en soi, expression du parasitage que représente socialement la faction royale.
Une expression particulièrement marquante de ce sentimentalisme égocentrique-tragique largement influencé par Sénèque et le catholicisme sera La Princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, en 1678. On a ici affaire à la préciosité, des attitudes pessimistes se voulant particulièrement affectées, avec un élitisme propre aux classes dominantes entièrement tournées vers elle-mêmes.
Les gens qui ne font pas partie des classes dominantes existent pourtant dans le théâtre, dans le cadre des tragi-comédies qui se développent alors. La Bradamante de Robert Garnier, en 1582, est considérée comme la première du genre. L’histoire disparaît, au profit d’existences individuelles ballottées entre le bonheur et le malheur, avec quelques moments comiques.
La dimension existentielle de la réflexion sur comment se comporter a disparu ; on a ici un simple divertissement consistant en la découverte d’un parcours personnel.
Les tragédies tentaient d’exposer un seul cadre cohérent, d’où la tendance à aller vers l’unité de temps, de lieu, d’action, pour renforcer la consistance, la force de l’exemple. L’existence de chœurs renforçait cette dimension exemplaire, copiée sur le théâtre grec.
Les tragédies qui se développent dans la période de décadence, abandonnent les chœurs, multiplient les lieux et les périodes, afin de renforcer les impressions et d’ainsi abandonner l’esprit de la leçon qu’est censée être la tragédie.
L’œuvre intitulée Histoire tragique de la Pucelle de Domrémy, aultrement d’Orleans, du théologien jésuite Fronton du Duc en 1580, est un divertissement qui ne sert qu’à renforcer la dimension catholique de la monarchie, où l’on suit le personnage principal à travers de nombreux lieux.
François Berthrand, auteur de la Tragédie de Priam, en 1605, explique cette dimension plaisante dans sa dédicace :
« Madame, ayant appris par votre propre bouche, que vous preniez un extrême contentement à la lecture des Tragédies pour y voir les déplaisirs d’autrui, et y prendre les moyens de constamment supporter les nôtres, je n’ai voulu manquer à ce que mon devoir me demandait »
Cette décadence va très loin : les pièces n’hésitent pas à montrer des viols, des mutilations sordides, des meurtres et des combats. C’est le cas par exemple de La tragédie du More cruel, en 1606, ou encore La Tragédie mahométiste, de 1612, où une femme croque dans un cœur arraché à un corps dans la scène finale (les deux pièces sont anonymes).
Cléophon de Jacques de Fonteny, en 1600 et Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand, de Claude Billard, de 1612, présentent en détail la mort violente des rois Henri III et Henri IV lors de leurs dernières journées.
Sont également présents des éléments surnaturels : des oracles, des apparitions, etc. On a là clairement l’expression du catholicisme avec son idéologie baroque servant de base pour la reconquête idéologique. On n’est plus dans Sénèque et la réflexion sur ce qu’il faut faire, mais dans l’orientation religieuse.
Voici les premières paroles de Sainte-Agnès, tragédie de Troterel, en 1615 :
« Martian
Montagne solitaire, et vous, sombre caverne,
Où mes tristes pensées tous les jours je gouverne,
Depuis que Cupidon, ce tyran redouté,
Par l’effort d’un bel œil m’ôta la liberté,
Las ! s’il demeure en vous quelques intelligences
(Ainsi comme l’on croit, et comme je le pense),
Qu’il leur plaise écouter mes funèbres accents,
Pitoyables témoins des ennuis que je sens,
Pour révérée par trop une ingrate maîtresse,
Laquelle à ses rigueurs ne donne point de cesse ;
Mais plus je vais l’aimant avecques fermeté,
Et d’autant plus je suis de ses yeux rejeté,
Semblable à ces tyrans desquels, pour leur bien faire,
L’on ne reçoit enfin que la mort pour salaire. »
L’influence des auteurs espagnols, avec notamment Pedro Calderón de la Barca et Tirso de Molina, est ici prégnante. Est également puisé dans les mystères, ces représentations religieuses jouées pour les fêtes religieuses, montrant la passion et la prétendue résurrection de Jésus, ou encore des scènes bibliques, afin d’éduquer les masses dans l’esprit catholique.
Un bon exemple ici est Jean de Schelandre (1584-1635), qui reprend sa tragédie Tyr et Sidon écrite en 1608 pour en faire une tragi-comédie en 1628, avec une préface écrite par le prédicateur du Roi, François Ogier. Cette préface fut un manifeste mené contre un travail sur les auteurs grecs et romains ; celui-ci affirme la possibilité de la combinaison du divertissement et d’une morale universelle, qu’on comprend catholique :
« Elle entend bien [la philosophie] que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière. »
Voici un extrait de la pièce:
« Acte V, scène 2
BELCAR
Arrêtez, arrêtez, peuple, faites-moi place, Qu’avant m’avoir ouï plus avant on ne passe.
MÉLIANE
Quel est ce nouveau bruit ? que vois-je là, bons Dieux ? Quel prestige incroyable est off ert à mes yeux ! N’est-ce pas là Belcar ? c’est lui-même, ou je rêve.
BELCAR
Archers, ne craignez rien, prenez, je rends mon glaive, Je ne viens pas ici pour faire quelque eff ort, Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort : Ma vie est pour ma Dame une rançon capable, Car du fait prétendu je suis le seul coupable, Je mérite la place où sans sujet elle est, De mourir avec elle ou pour elle étant prêt.
MÉLIANE
Messieurs, n’empêchez point ce Prince misérable Qu’il ne donne et reçoive un adieu déplorable. Quelle rage, ô Belcar, t’a pu donc inciter, Etant hors de péril, de t’y précipiter ?
BELCAR
Mais, ma Reine, plutôt, qui vous fait condescendre D’avouer comme vôtre un crime de Cassandre ? Un crime des plus noirs, et des plus inhumains, Qu’elle a par désespoir fait de ses propres mains ? »
Il en alla de même pour la préface de l’œuvre de 1631 d’André Mareschal intitulée La Généreuse Allemande, ou le Triomphe d’Amour. Tragi-comédie mise en deux journées par Le sieur Mareschal. Où sous noms empruntés et parmi d’agréables et diverses feintes est représentée l’histoire de feu Monsieur et Madame de Circy.
L’auteur était sous la protection de Gaston d’Orléans, troisième fils d’Henri IV farouche ennemi de l’aristocratie absolue, conspirant régulièrement contre le régime. La préface fut considérée par l’auteur comme si importante, qu’il la plaça dans sa publication entre les deux « journées » de la tragi-comédie.
André Mareschal va encore plus loin que François Ogier, dans la mesure où il prône ouvertement l’abandon des références grecques et romaines pour justifier la tragi-comédie. Ses arguments sont, en fait, exactement les mêmes que ceux de Victor Hugo contre les règles classiques dans la préface de la pièce Cromwell.
Il est significatif que cette ligne décadente du XVIIe siècle n’ait pas été mise en rapport étroit avec la position de Victor Hugo, qui est elle aussi une liquidation de l’intérêt sérieux du théâtre, en faveur du divertissement moralisant catholique. Le parallèle révèle franchement la base idéologique de Victor Hugo.
André Mareschal dit ainsi :
« Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables (…).
La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde. »
Dès la tragédie apparue, on voit qu’elle entre en décadence de par la liquidation du protestantisme, et que lui fait face l’esprit « tragi-comique », c’est-à-dire le divertissement moralisant.