Jean Racine (1639-1699) est le véritable représentant historique de la tragédie classique française. C’est lui qui parvient à combiner ses fondements : profondeur psychologique allant jusqu’à la portraitisation, simplicité dans l’organisation, symétrie permettant une certaine approche dialectique.
Avec Jean Racine, on se sépare absolument de la tragédie en tant que représentation héroïque-aristocratique ayant une approche simplement morale. On arrive à une véritable dimension humaine, à un regard ample sur la psychologie, son développement, ses crises.
Avec Jean Racine, on a l’établissement de l’approche propre à la culture nationale française : le portrait psychologique, privilégiant le psychodrame comme moment de tension allant jusqu’à la crise et se résolvant dans une symétrie expression de justice, de tempérance.
Pierre Corneille entendait, de son côté et à l’opposé, non pas tempérer les comportements, mais bien les déraciner. Dans son Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, il affirme ainsi en 1660 :
« Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu’ils ne méritent pas, et nous craignons qu’il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables.
Ainsi la pitié embrasse l’intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce passage seul nous donne assez d’ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie.
La pitié d’un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d’un pareil pour nous ; cette crainte, au désir de l’éviter, et ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause. »
Cette tendance aristocrate-moraliste ne pouvait qu’abandonner la vraisemblance, afin de disposer de la « force » d’un exemple compliqué, pesant, écrasant. Pierre Corneille écrivait, finalement, pour des esprits aristocratiques, fiers de leur indépendance et c’est pour cela que Pierre Corneille développe régulièrement le thème de l’insupportable tyran, qui fait face à l’homme aristocratique et libre.
Jean Racine a une position absolument opposée, car il reconnaît la société et écrit pour la cour, mais en se tournant vers ce que l’époque apporte de progressiste, à savoir une complexité plus grande de l’esprit, un raffinement dans le raisonnement, une réflexion sur la psychologie. C’est là quelque chose de propre au XVIIe siècle français, d’où l’émergence des « moralistes » comme Jean de La Bruyère, Jean de La Fontaine, François La Rochefoucauld.
Jean Racine est ici à la pointe de cette affirmation. Il ne s’intéresse pas tant à l’action, toujours simple, sans complications propres au baroque et à son affirmation de l’incompréhension du monde. On a au contraire une passion qui existe, s’affirme, confrontant l’individu à sa place dans la réalité.
La raison est emportée, et c’est montrée avec tendresse, alors que chez Pierre Corneille c’est la fierté sue et assumée qui prédomine toujours, avec la violence toujours présente, sous des formes par ailleurs très différentes, telles que l’honneur l’ambition, la vengeance, l’orgueil.
D’où la position très nette de Jean Racine sur le fait que la violence est secondaire, car ce qui compte c’est la dimension psychologique, la grandeur de la dignité humaine saisie par l’esprit humain, à travers les brumes des passions qui obscurcissent le raisonnement :
« Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »
On a là une position absolument opposée à la tragi-comédie et à la tragédie conçue comme reflet aristocratique cruel, telle qu’elle a précédé l’avènement du théâtre de Jean Racine, qui est un véritable saut qualitatif.
La reconnaissance de la psychologie féminine va de pair avec cette affirmation de la dignité de l’esprit humain, qui est une manière pour le calvinisme d’imposer ses valeurs en France malgré la domination complète du catholicisme.
La monarchie absolue a porté Pierre Corneille et Jean Racine, mais c’est au moment progressiste c’est nécessairement Jean Racine qui triomphe, de par sa complexité plus élevée, son niveau civilisationnel plus avancé.
Voici d’ailleurs comment Jean de La Bruyère, dans les Caractères, œuvre majeure de l’idéologie de la monarchie absolue, a saisi cette différence de nature entre Pierre Corneille et Jean Racine, tentant de les rapprocher malgré tout :
« Pierre Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable ; mais il est inégal.
Ses premières comédies sont sèches ; languissantes, et ne laissaient pas espérer qu’il dût ensuite aller si loin ; comme ses dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut.
Dans quelques-unes de ses meilleurs pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme.
Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit, qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité : il a aimé au contraire à charger la scène d’événements dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés.
Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de Jean Racine, et qui tendent un peu plus à une même chose ; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action ; à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Pierre Corneille, ni le touchant ni le pathétique.
Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ?
Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes.
Oreste, dans l’Andromaque de Jean Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Pierre Corneille, en sont la preuve.
Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l’un et l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu’on pourrait parler ainsi : « Pierre Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Jean Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont.
Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter ; il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l’autre plaît, remue, touche, pénètre.
Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments.
L’on est plus occupé aux pièces de Pierre Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Jean Racine. Pierre Corneille est plus moral, Jean Racine plus naturel. Il semble que l’un imite Sophocle, et que l’autre doit plus à Euripide. »
Jean Racine est plus tendre, plus concret, plus psychologique, on y trouve le plus fin, le plus régulier ; avec Pierre Corneille, on a finalement le goût du panache, qui apparaît dans l’esprit français à certains moments seulement, pour le meilleur et le pire.