Le grand secret de l’origine de la tragédie en France, de son succès, vient donc de là : c’est un moyen de s’opposer au calvinisme. La tragédie française naît du terreau stoïcien ; c’est la tragédie de Sénèque qui est la grande source intellectuelle.
Or, Jean Calvin est directement en opposition avec le stoïcisme, dont il rejette tant le concept d’apathie que celui de destin. Il note, dans Des scandales :
« Je ne m’arrête pas beaucoup à remontrer le tort que nous font nos adversaires en nous imposant que nous sommes comme les philosophes stoïques du temps passé, qui assujettissaient la vie des hommes aux astres, ou bien imaginaient je ne sais quel labyrinthe de causes fatales, qu’ils appelaient. Nous laisserons telles rêveries aux païens, et la prédestination de Dieu n’a rien de commun avec cela. »
Pourtant, dans un commentaire de De Clementia de Sénèque, Jean Calvin dit de ce dernier :
« Sénèque est le premier après Cicéron, il est une colonne de la philosophie et de l’éloquence romaines. »
C’est que Jean Calvin est chrétien et que le stoïcisme a façonné toute une partie du christianisme. Cependant, Jean Calvin représente la bourgeoisie et la fatalité est inacceptable, contrairement à pour l’aristocratie et son ordre social se reproduisant tel quel.
Sénèque est tout à fait moral, mais il est replié sur lui-même, ce qui est inacceptable pour le concept de pratique exigé par la bourgeoisie. Jean Calvin dit par conséquent :
« Sans doute, ce témoignage de la conscience pour le philosophe a sa valeur, mais notre religion nous prescrit bien autre chose.
Deux choses sont nécessaires, dit saint Augustin dans La vie commune des clercs : la réputation et la conscience, la conscience pour toi, la réputation pour ton prochain.
Celui qui se fiant à sa conscience néglige sa réputation est cruel. »
Dans son ouvrage classique, l’Institution de la religion chrétienne, Jean Calvin attaque de la manière suivante le stoïcisme (le texte est en partie modernisée pour l’orthographe) :
« Ceux qui veulent rendre cette doctrine odieuse, calomnient que c’est la fantaisie des Stoïques, que toutes choses adviennent par nécessité.
Ce qui a été reproché aussi bien à saint Augustin. Quant à nous, combien que nous ne débattons pas volontiers pour les paroles, toutefois nous ne recevons pas ce vocable dont usaient les Stoïques, à savoir, Fatum [destinée] (…).
Nous ne songeons pas une nécessité la quelle soit contenue en nature par une conjonction perpétuelle de toutes choses, comme faisaient les Stoïques : mais nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devait faire, et maintenant exécuté par sa puissance tout ce qu’il a délibéré.
Dont nous concluons que non-seulement le ciel et la terre, et toutes créatures insensibles sont gouvernées par sa providence, mais aussi les conseils et vouloirs des hommes : tellement qu’il les adresse au but qu’il a proposé.
Comment donc ? dira quelqu’un : ne se fait-il rien par cas fortuit ou d’aventure? Je réponds que cela a été très bien dit par Basilius le Grand, quand il a écrit que Fortune et Aventure sont mots de Païens : desquels la signification ne doit point entrer en un cœur fidèle.
Car si toute prospérité est bénédiction de Dieu, adversité, sa malédiction : il ne reste plus lieu à fortune en tout ce qui advient aux hommes. »
Jean Calvin prône l’action, mais dit que toute action a été voulue par Dieu en dernière instance. Il ne faut donc pas être passif, mais actif, tout en sachant que le sens de l’action n’est en fait que permis par Dieu, orchestré par Dieu, puisque Dieu est la force suprême.
Le calvinisme est donc une philosophie de l’engagement et non du refus de l’engagement ; le stoïcisme dit que le destin fait tout, le calvinisme dit que l’on doit agir, même si en dernier ressort c’est Dieu qui décide. C’est la philosophie du capitaliste qui agit mais ne sait pas si et comment son entreprise va réussir.
Dieu décide librement, car le marché décide librement, et non une « destinée ». Dans De la Providence de Dieu, Jean Calvin exige donc :
« Que les stoïques s’en aillent, avec leur nécessité forcée, et qu’ils soient séparés loin de nous, vu que nous tenons la volonté de Dieu comme reine et maîtresse qui gouverne tout par sa pure liberté. »
Jean Calvin veut une société bourgeoise, extrêmement organisée ; il ne veut pas d’individus se croyant tout permis car de toutes façons il y aurait un destin fixé pour toujours. Il veut un Dieu qui a tout prévu, mais avec des individus agissant du mieux qu’ils peuvent, en espérant que leur « destin » sera bon.
La monarchie absolue s’oppose au calvinisme, car elle n’a pas les mêmes intérêts, représentant la partie la plus haute de l’aristocratie, la faction royale. Elle ne peut pas maîtriser ce courant bourgeois, et elle n’est pas en mesure de faire un compromis, comme les princes allemands avec Martin Luther, car à l’opposé des pays allemands, la France est déjà sur la voie de l’unification.
La décentralisation calviniste n’est donc pas acceptable pour la monarchie absolue, de toutes manières étroitement liée au catholicisme jusque là.
La catholicisme ultra tendant à vouloir conserver l’hégémonie, y compris en étant prêt à s’allier à l’Espagne, la faction royale doit trouver sa propre voie, et de toutes manières elle doit s’émanciper du catholicisme et de ses lubies féodales, ayant besoin de l’humanisme et de ses apports scientifiques, voire même des protestants largement employés dans l’appareil d’État.
Mais quelle idéologie faut-il ? Le stoïcisme semble ici idéal : il y a bien une destinée, c’est celle dessinée par la toute puissance de l’État, de la monarchie absolue.
C’est le sens de la tragédie telle qu’elle apparaît sur la scène historique dans la France du XVIe siècle, accompagnant la monarchie absolue dans son apogée au XVIIe siècle.