La décadence de la tragédie, associée au rejet des « anciens », correspond à l’idéologie catholique proche de la faction royale. Le divertissement d’une vie sociale et culturelle stupide irait de pair avec la religion comme seule valeur absolue.
L’apogée de ce processus se déroule avec Alexandre Le Hardy (1570-1632) dit Alexandre Hardy. C’est un écrivain typiquement au service d’une mode ; lui-même a affirmé avoir écrit six cent pièces, ce qui en dit long sur son peu d’exigence dans sa production. On ne retrouve de lui aujourd’hui qu’une douzaine de tragédies, 14 tragi-comédies, 3 poèmes dramatiques, 5 pastorales.
Alexandre Hardy fournissait en effet des troupes de comédiens en pièces, les perdant de ce fait légalement et étant rémunérés selon le succès éventuel. Il tenta en 1622, grâce à un privilège, en tant que « poète du Roi », de publier ses œuvres complètes, mais ce fut un fiasco : il fut la cible justement de ceux qui allaient développer de nouveau le principe de la tragédie.
Alexandre Hardy est, en effet, un auteur de tragi-comédie poussant les défauts de celle-ci jusqu’au bout. Ses tragédies restent dans l’esprit de la forme décadente qui a fini par triompher : les sujets sont atroces, comme par exemple Scédase, ou l’Hospitalité violée, où deux visiteurs violent et assassinent les deux filles de leur hôte, ou encore Lucrèce où un époux tue sa femme et son amant, avant d’être tué par un de leurs aides, Timoclée où un capitaine ayant porté la main sur une femme est jetée par elle das un puits, etc.
Voici comment Alexandre Hardy résume lui-même Scédase :
« Deux gentilshommes spartiates, passionnément amoureux des deux sœurs, sans respect de l’hospitalité, en jouissent par force et, non contents de telle violence, les égorgent après et précipitent dedans un puits. Le père, de retour, après plusieurs perquisitions, connaît la vérité du fait, se transporte à Sparte, en fait la plainte au roi et aux éphores ; mais n’en pouvant avoir justice, il fait d’horribles imprécations contre les Lacédémoniens et, transporté de juste douleur, revient au pays se sacrifier sur le tombeau de ses filles. »
Sur scène, on a donc des meurtres, des suicides, des viols ; le texte est à cette image : boursouflée, remplie d’images baroques, oscillant entre familiarité, crudité et utilisation forcée d’hyperboles. Cela va jusqu’au grotesque.
Voici un passage de La Force du sang, de 1625. Un jeune homme enlève une jeune femme et la viole, sans qu’elle sache de qui il s’agit. Sept ans plus tard, alors qu’elle a un enfant depuis ce viol, ils se rencontrent de nouveau et tombent amoureux l’un de l’autre !
« ESTÉFANIE
Courage, cher espoir, les maux plus déplorés
Obtiennent maintes fois sous les cieux implorés
Une agréable issue, une fin plus heureuse,
Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse
Combien estimes-tu devoir encore aller ?LÉOCADIE
Hélas je sens un faix douloureux dévaler
Qui presse sa sortie et d’épreinte cruelles
Me travaille le corps jusque dans les moelles,
Et neuf lunes tantôt s’accomplissent depuis Qu’en ce piteux état langoureuse je suis.
ESTÉFANIE
Patience, mon heur, espère après la pluie
Un serein gracieux qui tes larmes essuie.
A ce mal violent succédera le bien.
Sur ma parole, crois que ce ne sera rien. »
Le pathétique relève ici du fait cruel, isolé, qu’on regarde avec voyeurisme forcément puisqu’il n’y a aucune dimension universelle d’apportée par l’auteur. On est dans l’approche utilisant Sénèque et le catholicisme, avec l’idée que tout est incompréhensible, qu’on ne peut faire confiance à personne, que l’horreur règne finalement partout, etc. Voici comment Scédase pleure la perte de ses deux filles, d’une manière absolument baroque :
« Je ne demande plus, filles infortunées,
Quel sujet abrégera vos courtes destinées ;
Deux tigres, qui d’humain que la forme n’ont rien,
Infracteurs des saints droits du Jupin xénien,
Enflammés d’un désir de luxure brutale,
Et mieux venus chez moi qu’en leur Sparte natale,
Comme seigneurs plutôt que comme hôtes traités,
N’ont exercé sur vous de simples cruautés,
Ils ravissent ensemble, et l’honneur et la vie :
Une méchanceté d’une pire suivie.
Que fait lors oisif ton foudre, Olympien ?
Tel acte en ta présence impuni montre bien
Que l’univers n’a point de chef qui le régisse,
Que tout roule au hasard, sans ordre et sans justice,
Que les plus vertueux sont les plus outragés,
Homicides, ingrats, traîtres, loups enragés !
Hélas ! Hélas! Au moins si de faveur suprêe,
Avec elles on m’eût meurtri sur l’heure même,
Sans me faire languir, malheureux survivant,
Et cent mille trépas au lieu d’un recevant ! »
Que dire également rien que du titre de cette tragi-comédie : Elmire, ou l’heureuse bigamie ? On y voit un comte autorisé par le Pape à prendre une seconde épouse, Elmire, qui est une fille de Sultan l’ayant libéré de l’esclavage. Bien évidemment, la vieille comtesse et la jeune Elmire rivalisent de sacrifice pour justifier cela. On a là la célébration baroque de l’inouï, du paradoxe, du faux-semblant, etc.
Théophile de Viau (1590-1626), ami libertin d’Alexandre Hardy, aura également un grand succès avec sa tragédie Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, de 1621. Voici un extrait de la dernière scène, outrageusement baroque.
Pyrame et Thisbé s’aiment mais le roi tete de tuer Pyrame pour s’approprier Thisbé. Le plan échoue et il veut finalement tuer les deux, qui s’enfuient alors. Mais au lieu de rendez-vous, Thisbé fuit un lion qu’elle aperçoit et perd son voile. Pyrame croyant qu’elle a été mangée, se suicide, et Thisbé qui arrive par la suite fait alors de même.
« PYRAME, seul
Enfin je suis sorti ; leur prudence importune
N’a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
Mon amour ne suit plus que le flambeau d’Amour ;
Dans mon aveuglement je trouve assez de jour.
Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles,
Ha ! vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ;
Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
Je vois que tous mes sens se vont combler de joie
Sans qu’ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
Mais me voici déjà proche de ce tombeau ;
J’aperçois le mûrier, j’entends le bruit de l’eau ;
Voici le lieu qu’Amour destinait à Diane :
Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N’avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ? (…)
D’où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire
Des ours et des lions vient ici d’ordinaire.
Une frayeur me va dans l’âme repassant.
Je songe aux cris affreux d’un hibou menaçant
Qui m’a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes
Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ? j’en suis trop éclairci :
Sans doute un grand lion a passé par ici ! (…)
Voici de quoi venger les injures du sort ;
C’est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort.
En dépit des parents, du Ciel, de la nature,
Mon supplice fera la fin de ma torture.
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît.
Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu’il est ;
Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie,
Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.Scène 2
THISBE, seuleA peine ai-je repris mon esprit et ma voix ;
Cette peur m’a fait perdre un voile que j’avais
Et m’a fait demeurer assez longtemps cachée.
Possible mon amant m’aura depuis cherchée. (…)
Dieux ! je vois par la terre un corps qui semble mort.
Mais pourquoi m’effrayer ? c’est Pyrame qui dort.
Pour divertir l’ennui de son attente oisive,
Il repose au doux bruit de cette source vive.
Ce sera maintenant à lui de m’accuser.
Mais ce lieu dur et froid, mal propre à reposer,
Que déjà la rosée a rendu tout humide,
M’oblige à l’éveiller. Dieux ! que je suis timide ! (…)
Il ne respire plus, ce beau corps est de glace.
Hélas ! je vois la mort peinte dessus sa face ;
D’une éternelle nuit son bel oeil est couvert ;
Je vois d’un large coup son estomac ouvert. (…)
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
Exécrable bourreau ! si tu te veux laver
Du crime commencé, tu n’as qu’à l’achever ;
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse
Des feux avec ta lame ! hélas ! elle est trop douce.
Je ne pouvais mourir d’un coup plus gracieux,
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux. »
Voici comment Théopile de Viau, à la fin de L’Élégie à une dame, donne son point de vue esthétique, où l’on retrouve la « liberté » du divertissement, la recherche de l’émotion, en refusant toute dépendance par rapport à un contenu avancé et développé qui exigerait une forme adéquate.
On a ici, déjà, une défense de l’art pour l’art, d’une approche décadente de l’artiste qui devient son propre but en soi, coupé de toutes les valeurs morales, universelles, culturelles, de civilisation.
« Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain, sans songer à le faire.
Après m’être égayé par cette douce erreur,
Je veux qu’un grand dessein réchauffe ma fureur,
Qu’un œuvre de dix ans me tienne à la contrainte,
De quelque beau Poème, où vous serez dépeinte :
Là si mes volontés ne manquent de pouvoir,
J’aurai bien de la peine en ce plaisant devoir.
En si haute entreprise où mon esprit s’engage,
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux. »