Regardons comme Robert Garnier, en tant que première grande figure de la tragédie française, aborde la question de la réalité selon l’angle du stoïcisme, s’opposant au calvinisme et se plaçant à distance du catholicisme.
Il s’agit de souligner ici les valeurs essentielles du stoïcisme comme idéologie conforme à l’aristocratie royale : le fait que l’ordre social soit efficace et implacable, que le sort des êtres humains doit être accepté tel quel, que la vertu est la valeur cardinale de la société. C’est là l’idéologie visant à cadrer les masses dans le nouveau régime.
Il s’agit, ce faisant, de ne pas se heurter trop au catholicisme, toute en procédant de manière laïque par l’intermédiaire des références gréco-romaines, tout en réfutant la conception du citoyen autonome du calvinisme.
Voici comment dans Cornélie, le destin est présenté à la manière précise du stoïcisme : on ne sait jamais ce qui peut se passer :
« La fortune est volage. »
« Fortune, qui cette rondeur Assujettit à sa grandeur, Inconstante Déesse, Nous embrasse et nous comble d’heur, Puis tout soudain nous laisse. »
Pareillement, dans Porcie, il est dit :
« Tout est fait par destins, sur le destin se fonde
L’entier gouvernement de la machine ronde. »
« Rien n’est durable ici bas,
Rien si ferme ne demeure
Qu’il ne change d’heure eu heure. »
Mais alors, a-t-on un Dieu qui décide de tout ou non ? Dans Les Juives, c’est le cas, et c’est justement l’exception :
« Dieu conduit toute chose et du ciel il commande;
Nous n’avons rien mortel qui de lui ne dépende »
Dans les autres œuvres en effet, c’est l’antiquité gréco-romaine qui est utilisée pour la mise en valeur du stoïcisme, comme dans Marc Antoine :
« Heureux qui jamais n’eut de vie
Ou que la mort des le berceau
Lui a, pitoyable, ravie,
L’emmaillotant dans le tombeau.
Heureux encore en sa misère
Qui le cours d’une vie usant
Loin des Princes se va retraire
Et leurs charges va refusant »
« La mortelle Parque
Nous offre un secours salutaire
Contre tous les humains malheurs,
Et nous ouvre sans fin la porte
Par où faut que notre âme sorte
De ses incurables douleurs. »
« La fortune se change »
« Les dieux sont toujours bons et non pernicieux.
— N’ont-ils pas tout pouvoir sur les choses humaines ?
— Ils ne s’abaissent pas aux affaires mondaines ;
Ainsi laissent aux mortels disposer librement
De ce qui est mortel dessous le firmament,
Que si nous commettons en cela quelques fautes,
Il ne faut point nous prendre à leurs majestés hautes,
Mais à nous seulement, qui par nos passions
Journellement tombons en mille afflictions. »
On a ici l’expression d’un très clair d’un destin incompréhensible, auquel il faut répondre de manière vertueuse, par l’acceptation.
Voici d’autres exemples de soumission au sort, avec Hippolyte :
« Il ne se trouve rien de durable en ce monde,
Tousjours sera trompé qui son espoir y fonde. »
« La mort sans se montrer vient à nous à grand pas
Nous trancher journaliers la vie et les ébats »
Dans les Troades, on a de même :
« Toutes choses humaines
Sujettes à périr sont toujours incertaines
Et nul ne se peut voir tant de felicité
Qu’il ne puisse tomber en plus d’adversité. »
Le sort appartient alors à une puissance suprême, le Roi, qui seul peut empêcher les forces centrifuges de triompher et de provoquer le chaos. Les guerres de religion n’ont pas fait que ralentir l’instauration de la monarchie absolue, elles l’ont également affermi voire accéléré, de par la nécessité d’un fort pouvoir central pour faire cesser les troubles.
Il y a là un paradoxe extrêmement puissant, qui obscurcit la nature de la tragédie, expression littéraire et culturelle de la contradiction provoquée par la situation de conflit prolongé entre catholicisme et protestantisme.
Le thème essentiel de la tragédie, ce sera donc les figures liées au roi, plus que simplement à la noblesse ou la religion. Voici par exemple comment Lazare Baïf, dans sa présentation de la Tragédie de Sophocle intitulée Electra, en 1537, explique ce qu’est une tragédie :
« Tragédie est une moralité composée des grandes calamités, meurtres et adversités survenues aux nobles et excellents personnages, comme Ajax, qui s’occit pour avoir été frustré des armes d’Achille. Œdipus qui se creva les yeux après qu’il lui fut déclaré comme il avait eu des enfants de sa propre mère, après avoir tué son père.
Et plusieurs autres semblables. Tant que Sophocle en a écrit six vingts: entre lesquelles est cette présente, intitulée Electra, parce qu’elle y est introduite, et y parle tant bien et virilement, que un chacun s’en peut donner merveille. Euripide aussi et plusieurs autres ont composé pareilles Tragédies.
Et la grâce d’icelles a anciennement si bien régné, que les rois et princes se mêlaient d’en composer, mêmement Dionysius Roi de Sicile, et Hérode Roi des Perses, et assez d’autres. »
Jacques Peletier du Mans (1517-1582), dans son Art poétique, en 1555, donne quant à lui la définition suivante de la tragédie :
« La Comédie et la Tragédie ont de commun qu’elles contiennent chacune cinq actes, ni plus ni moins. Au demeurant, elles sont toutes diverses.
Car au lieu des personnages comiques, qui sont de basse condition, en la Tragédie s’introduisent rois, princes et grands seigneurs.
Et au lieu qu’en la Comédie les choses ont joyeuse issue, en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse [inspirant une tristesse funèbre] et lamentable, ou horrible à voir.
Car la matière d’icelle sont occisions, exits malheureux, définements de fortunes, d’enfants et de parents. »
La tragédie naît précisément au cœur des guerres des religions, dans le cadre des intellectuels liés au pouvoir central formant la monarchie absolue. Les intellectuels apportent l’éloquence qu’ils ont formé au sein de la poésie, avec les auteurs de la Pléiade, tandis que l’État apporte le sentiment de grandeur.