La Turquie, maillon faible de la chaîne des pays dépendants

Si l’on prend les 500 entreprises mondiales les plus importantes, on trouve pour la Turquie, à la 420e place la Koç Holding, qui regroupe 113 entreprises dont des institutions de crédit, une raffinerie de pétrole, des usines de tracteurs, des usines de carrosseries d’autobus, des entreprises touristiques, la production d’électro-ménager notamment avec Beko, etc. On trouve également, de manière importante bien que moins puissante, la Sabancı Holding (avec notamment l’un des leaders du textile Kordsa Teknik Tekstil), la OYAK Holding, ainsi que trois monopoles étatiques : Turkish Airlines, la Halkbank et la Vakıfbank.

Dans tous les cas, on est très loin d’une exportation de capital de type impérialiste, dans un pays où le quart des femmes se marient avant 18 ans. D’ailleurs, pour une partie significative de leurs activités, toutes ces principales entreprises turques sont en étroit partenariat avec des entreprises de pays impérialistes (Toyota, Citibank, Philip Morris, Carrefour, DuPont, etc.).

La Turquie est en fait un pays dépendant très actif. Cela se lit dans les chiffres suivants. Ses investissements directs à l’étranger étaient de 27 millions de dollars en 1991, d’un milliard de dollars en 2005, de 4,7 milliards de dollars en 2015. En apparence, c’est très impressionnant. Cependant, en réalité, en 2015, cela ne formait pour autant que 0,32 % des investissements directs à l’étranger dans le monde, contre 0,01 % en 1991. Cela reste profondément marginal. La Turquie a profité de l’élan capitaliste après 1989, mais n’a pas changé de base. D’ailleurs, en 2015, la Turquie a connu une pénétration du capital étranger de 16,5 milliards de dollars, soit bien plus que ses propres interventions capitalistes hors de son territoire.

L’agressivité expansionniste du militarisme turc

Pourtant, malgré cette faiblesse très claire du point de vue économique, la Turquie est particulièrement agressive. Elle est active avec l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, elle a occupé une partie de Chypre en 1974, elle fait du Kurdistan irakien un satellite, elle intervient en Libye, elle a soutenu activement l’État islamique afin de profiter de pénétrer militairement en Syrie et elle a décidé, au nom de forages pétroliers en mer, d’assumer une position frontale avec la France et la Grèce.

Signe de cette tendance, la Turquie produit 70 % de son armement et le but, à l’horizon 2023, c’est de parvenir à ce que ce soit à hauteur de 100 %. On voit mal comment c’est possible technologiquement, comme le prouve l’achat à la Russie, au grand dam de l’impérialisme américain, du système de défense anti-aérienne et anti-missile S 400, extrêmement avancé.

La question de savoir d’où provient une telle agressivité est d’une grande importance. Il existe de très nombreuses organisations révolutionnaires en Turquie depuis les années 1970 et elles s’écharpent précisément sur cette question. Certaines voient la Turquie exprimer une agressivité propre au capitalisme, d’autres y voient l’activité d’un satellite américain, d’une néo-colonie. Certaines parlent de semi-capitalisme, d’autres de capitalisme avec des restes féodaux dans la superstructure ou encore de capitalisme bureaucratique.

La matrice de la Turquie : la crise générale du capitalisme

Ce n’est nullement un hasard que la Turquie devienne particulièrement agressive dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme. Ce pays est né de la première crise générale du capitalisme. C’en est même une composante.

Depuis la fondation de la République de Turquie par Mustafa Kemal en 1923, ce pays connaît d’innombrables soubresauts politiques, économiques, militaires, idéologiques, au point qu’en fait il aura été en crise permanente pendant pas moins d’un siècle. La moitié de son existence, au moins une partie du territoire aura été sous le régime de l’état d’urgence !

Il faut saisir que le pays est né sur les ruines de l’empire ottoman, ce qui a généré l’expulsion de plus d’un million de Grecs de son territoire, à quoi il faut ajouter à l’arrière-plan le génocide arménien de 1915 à 1923. La Turquie a réussi à sa fondation à expulser de son territoire les armées étrangères visant à une occupation permanente, mais est passée sous emprise allemande, puis sous emprise britannique, enfin sous emprise américaine. Il y a eu une instabilité permanente, avec des coups d’État militaires en 1960, 1971 et en 1980. Il y a de plus une importante minorité nationale kurde, qui a été inlassablement réprimée militairement pendant un siècle, alors que le pays a également d’importantes autres minorités, tels les Lazes, les Tcherkesses, les Arabes, les Zazas, de nombreux peuples caucasiens, etc.

Le régime turc, traversé par la violence

La Turquie est ainsi un pays d’une immense culture, mais également d’une immense complexité. Il existe de très nombreuses minorités, le pays a été formé par en haut ; il est à la fois un mélange de peuples et de nations et en même temps il forme une véritable bloc unifié. L’État central est quant à lui, depuis sa naissance, ultra-paranoïaque. Lors de l’effondrement de l’empire ottoman, les pays impérialistes voulaient en effet dépecer la partie turque de celui-ci et ont envoyé des troupes d’occupation. Une partie devait passer sous domination britannique, une autre sous domination française, des zones grecque et arménienne être mises en place et Istanbul former un petit État.

Ce scénario de cauchemar du point de vue turc est une clef de ce dispositif ultra-militariste turc, profitant d’un énorme écho populaire au nom de la « défense » des intérêts nationaux, mais en réalité au service de grands propriétaires terriens alliés à une haute bourgeoisie liée aux pays impérialistes et servant d’intermédiaires. Dans un tel cadre, l’armée joue un rôle omniprésent et les interventions clandestines de sa part – par des « disparitions », des meurtres, la contre-guérilla – ont été innombrables.

Cela fait de ce pays l’un des principaux maillons faibles de la chaîne des pays dépendants. Le pays est né sur le tas, dans le cadre de la première crise générale du capitalisme. Il a été relativement « gelé » avec l’affrontement des superpuissances américaine et soviétique. Mais une fois le cadre général remis en cause par la seconde crise générale du capitalisme, il repart en roue libre.

Le kémalisme

Le kémalisme naît comme réponse bourgeoise nationale à la tentative de partage impérialiste du pays. C’est ce qui explique son nationalisme ultra, son insistance sur la primauté absolue de l’État central et sur les nécessités de moderniser le pays. Les premiers succès militaires de Mustafa Kemal et le développement de la première crise générale du capitalisme aboutirent à un compromis et le kémalisme instaura un régime avec la reconnaissance des impérialistes, en échange d’une importante pénétration de ceux-ci dans le pays.

La Turquie est alors un pays comme bloqué. La bourgeoisie a commencé sa guerre d’indépendance mais s’est vendue dès le départ, en alliance avec les grands propriétaires terriens afin d’asseoir le nouveau régime. La bourgeoisie nationale authentique, arrivée trop tard historiquement (et en partie non-turque et notamment arménienne), s’est effacée devant une bourgeoisie « turquifiée » vendue à l’impérialisme .

Tout au long des années 1920, la Turquie connaît alors un terrible déficit commercial, alors que le capital des pays impérialistes s’approprie des entreprises ferroviaires, des mines, des industries, des commerces, des banques. En 1924, l’Allemagne possédait déjà 2352 des 4086 km de voies ferrées ; en 1937, 42 % des exportations et 36,5 % des importations sont avec l’Allemagne. La Turquie soutiendra d’ailleurs indirectement l’Allemagne nazie, maintenant ses échanges économiques massifs jusqu’à la toute fin de la guerre.

Cela se situait dans le prolongement d’une pression toujours plus grande sur les masses. De très nombreuses grèves avaient été réprimées dans le sang par le régime, alors qu’en janvier 1921 avait déjà été liquidée physiquement la direction du Parti Communiste de Turquie.

À partir de 1931 la police avait toute latitude pour les arrestations ; en 1934 le parlement donne à Mustafa Kemal le nom d’Atatürk, « le père des Turcs ». En 1936 furent supprimés les jours fériés et l’interdiction du travail des enfants, avec même une loi sur le travail repris de l’Italie fasciste ; en 1931 la presse fut contrôlée et en 1939 toute organisation chapeautée par l’État ; en 1943 les produits agraires furent taxés de 12 %, frappant durement les petits paysans, etc.

Le changement de tutelle après 1945

Le CHP, Parti républicain du peuple, qui avait été pro-Allemagne nazie, perdit la main après la seconde guerre mondiale au profit du DP, le parti démocratique, qui était pro-américain. La Turquie « bénéficia » du plan Marshall et d’un soutien militaire massif, les entreprises des pays capitalistes investirent en Turquie de manière approfondie, ce pays basculant dans l’OTAN en 1952 et en 1955 dans ce qui sera appelé le CENTO, faisant de ce pays une forteresse pro-impérialiste aux frontières avec l’URSS. C’est alors l’armée qui est passée aux commandes, commençant à mettre en place un complexe militaro-industriel.

C’est ainsi elle qui renverse le gouvernement du DP en 1960, qui avait été incapable de stabiliser le régime malgré sa démagogie pro-religieuse et nationaliste, aboutissant notamment à l’émeute d’Istanbul de 1955 contre la dernière communauté grecque, avec de nombreux morts et des dégâts très importants contre des bâtiments liés aux Grecs (4348 magasins, un millier de maisons, 110 hôtels, 27 pharmacies, 23 écoles, 21 usines, 73 églises, 2 monastères, une synagogue…). Cela provoqua l’exode de plus de 100 000 Grecs.

Le DP devenu AP (Parti de la justice) reprit le pouvoir quelques années après, accompagnant la transformation de la Turquie en une base productive pour les pays impérialistes, le déficit commercial de 1960 à 1972 étant d’entre 113 et 677 millions de dollars selon les années. La Turquie dépend alors très largement des États-Unis et de l’Allemagne de l’Ouest, puis de la France, du Japon, de la Grande-Bretagne, de la Suisse, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Belgique.

Le social-impérialisme soviétique fut également toujours plus présent, fournissant entre 1966 et 1979 2,7 milliards de dollars de crédit, soit plus que les États-Unis entre 1930 et 1974. L’instabilité continua cependant au point que l’armée intervint de nouveau, pour un second coup d’État, en 1971.

Les années 1970 et la systématisation de l’ultra-violence

En 1970, le régime turc était à l’agonie. Le quart du budget du pays passait à l’armée, contre seulement 4,7 % pour le développement de l’agriculture où vivait 65 % des habitants en 1970, et 3,8 % pour la santé. En 1970, plus du tiers des habitants des villes habitaient dans des bidonvilles (les « gecekondus », bâtiment construits en une nuit) ; plus de la moitié de la population est analphabète. 55 % des enfants meurent avant d’atteindre 18 ans. L’émigration devint massive vers l’Allemagne de l’Ouest, mais aussi l’Autriche, la Suisse.

Dans ce contexte misérable, marqué par des révoltes alors que l’impérialisme s’installa toujours plus largement, que les grands propriétaires terriens écrasaient les paysans, l’armée bascula alors dans l’écrasement. Le coup d’État de 1971 ouvrit une séquence qui allait s’étendre jusqu’à la fin des années 1990, avec une systématisation de l’ultra-violence. Face à la crise ininterrompue, l’armée prit les commandes en tant que tel et généralisa les arrestations, les meurtres, la torture, les interventions violentes, légales comme clandestines, directes ou par l’intermédiaire de réseaux nationalistes mafieux. Ceux-ci agirent notamment de manière marquante avec leur massacre, en décembre 1978, dans la ville de Kahramanmaraş, d’un millier de militants de gauche, jusque leurs familles.

Le premier mai 1977 avait déjà été marqué par des tirs contre la foule, faisant des dizaines et des dizaines de tués, alors que manifestaient 600 000 personnes. Les services secrets, le MIT, développaient directement des stratégies avec l’impérialisme US, pour contrer la multitude d’organisations révolutionnaires issues des trois premières initiatives du début des années 1970, la THKO, le THKP/C, le TKP/M-TIKKO, qui développaient la lutte armée. Les affrontements se généralisaient, avec une dizaine de morts par jour, plus de 5 000 au total, dont plus de 2000 militants des organisations révolutionnaires.

Alors que l’économie était à deux doigts de l’effondrement, l’armée prit alors l’initiative de mener un nouveau coup d’État, en décembre 1980, arrêtant 650 000 personnes, plaçant 1,6 million de personnes sur des listes noires, etc.

Des années 1980 à l’affirmation expansionniste ouverte

L’armée géra directement le pays de 1980 à 1983 et les organisations révolutionnaires ne furent pas en mesure de se réorganiser avant 1987, atteignant ensuite un haut niveau de combativité durant les années 1990. Les organisations révolutionnaires qui eurent alors le plus de succès furent le DHKP/C (guévariste), le MLKP (hoxhaiste), ainsi que relativement le TKP(ML) et le TKP/ML (tous deux maoïstes). Elles se sont toutefois enlisées, alors qu’inversement le PKK connaissait un succès toujours plus grand dans les masses kurdes, atteignant une grande ampleur et réussissant clairement à soumettre les organisations révolutionnaires par rapport à son propre agenda, sauf le DHKP/C.

L’échec des organisations révolutionnaires à faire basculer les choses dans les années 1990 a comme pendant le succès de Recep Tayyip Erdoğan. Celui-ci a été élu maire d’Istanbul en 1994, premier ministre de 2003 à 2014, année où il est devenu président de la République. Sa domination politique correspond à tout un changement dans la réalité turque. Islamiste, Recep Tayyip Erdoğan prônait une réactivation de l’idéologie islamique-ottomane, et non plus simplement un républicanisme « turc ». Il était en phase avec une haute bourgeoisie cherchant l’expansion.

L’erreur des organisations révolutionnaires de Turquie a ainsi été très simple. Toutes ont considéré que la Turquie était entièrement soumise à l’impérialisme américain par l’intermédiaire de l’armée. Or, l’arrivée de Recep Tayyip Erdoğan au pouvoir correspond à l’arrivée d’une nouvelle faction au pouvoir. On en a la preuve avec le procès de centaines de personnes à la fin des années 2000, accusées de faire partie du réseau Ergenekon composé de militaires et de membres des services secrets. C’était là la décapitation de l’appareil d’État kémaliste. La réponse américaine fut notamment la tentative de coup d’État en 2016 par l’intermédiaire de la congrégation islamique Gülen, qui a échoué.

Mais le nouveau régime a réussi à se mettre en place. Il dépasse le nationalisme kémaliste né de la première crise générale du capitalisme pour y ajouter et placer comme aspect principal les visées néo-ottomanes.

La question du PKK et la Rojava

L’affirmation expansionniste de la Turquie ne pouvait concrètement pas être suivie par les Kurdes, ce qui explique que le PKK a été le seul mouvement capable de tenir face à la déferlante nationaliste-islamique, puisque les organisations révolutionnaires avaient fait l’erreur de croire qu’il y aurait un statu quo dans le suivisme des États-Unis.

Le PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan, est historiquement un mouvement très incohérent ; né sur une base communiste, il a néanmoins immédiatement cherché l’affrontement militaire, à la fin des années 1970, avec les organisations révolutionnaires de Turquie, et il a souvent été adepte du coup de force contre elles, jusqu’à aujourd’hui. Le PKK ne tolère aucune concurrence.

Inversement, il peut par moment exprimer un véritable internationalisme et une grande sympathie pour celles-ci, de par une convergence naturelle, notamment de sa base. De plus, le PKK exprime une bataille démocratique des masses kurdes et cela produit une abnégation par moments, un combat démocratique d’une grande profondeur. Il est également d’autant plus difficile d’appréhender le PKK de par le fait que les Kurdes sont historiquement divisés territorialement dans plusieurs pays (Turquie, Iran, Irak, Syrie).

En tout cas, afin de subsister politiquement et surtout militairement lors de l’existence de branches armées, toutes les organisations révolutionnaires de Turquie, à l’exception du DHKP/C, se sont alors mises littéralement à la remorque du PKK. Cela est vrai dès juin 1998 avec la Plate-forme des forces révolutionnaires unies (BDGP), regroupant le PKK, le TKP(ML), le MLKP, le TKP/ML, le TDP, le DHP, le TKP-Kıvılcım. Et cela prendra une ampleur encore plus grande lorsque dans la guerre civile syrienne, les forces kurdes établissant une zone indépendante, la Rojava, amenant en Turquie et au Rojava la mise en place du Mouvement révolutionnaire uni des peuples (HBDH), avec le PKK, le TKEP/L, le TKP/ML, le MKP, TIKB, le DKP, le MLKP, le THKP-C/MLSPB, le DK.

Est-ce là un choix adéquat contre la Turquie expansionniste ? En fait, à l’arrière-plan, il y a la question de savoir si la Turquie existe réellement et si la révolution se définit dans son cadre, ou bien si elle doit disparaître au profit d’un cadre régional de dimension proche-orientale. Il va de soi que le PKK pousse en ce dernier sens, de par son agenda national se définissant sur plusieurs pays, alors qu’inversement il y a une lecture considérant qu’un cadre national est toujours spécifique, à l’instar du DHKP/C et du TKP/ML (ce dernier s’étant retiré du HBDH précisément au sujet de cette question).

La fuite en avant panturquiste de la Turquie

Les organisations révolutionnaires furent ainsi dépassées par cette émergence d’une Turquie ouvertement agressive ; à leurs yeux, cela n’était pas concevable. Pourquoi les organisations révolutionnaires de Turquie ont-elles fait cette erreur ? En fait, elles n’ont pas vu que la Turquie partait en roue libre. En 1974, la Turquie avait déjà occupé une partie de Chypre, affirmant son expansionnisme qui ensuite, avec l’effondrement du social-impérialisme soviétique, s’est d’autant plus exprimé. Il existe en effet de très nombreux peuples dans le monde qui relèvent de l’histoire turque, avec son langage et sa culture : les Ouzbeks, les Ouïgours en Chine, les Azéris, les Kazaks, les Kirghizes, de nombreux peuples de Russie tels les Iakoutes ou les Tatars, les Turkmènes, etc.

Beaucoup de ces peuples vivaient en URSS et l’impérialisme américain a massivement appuyé le panturquisme afin de contribuer à déstabiliser son concurrent. La Turquie actuelle prolonge en fait, en roue libre, cette démarche, qui est un fanatisme culturalo-racialiste. Ainsi, une partie importante des gens d’origine turque en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en France, en Suisse… refuse toute assimilation, se définissant comme « Turcs », ne se mariant qu’entre Turcs, etc. Le panturquisme vise à l’union des Turcs et ce jusqu’en Chine et en Sibérie.

Il y avait là un espace pour que la haute bourgeoisie turque, disposant d’une armée massive issue de la guerre froide, ultra-agressive de par les fondements de la Turquie « moderne », se précipite dans une orientation expansionniste.

Ces ambitions démesurées ont littéralement porté une nouvelle vague politique en Turquie, dont

Recep Tayyip Erdoğan est l’expression directe. La dimension musulmane est toutefois également extrêmement importante ici, car le panturquisme, déjà largement présent dans le kémalisme, s’est couplé aux Frères musulmans, dont le Qatar et la Turquie sont les bastions.

La fuite en avant ottomane de la Turquie et le Qatar

Il n’y a pas d’Islam (sunnite) sans calife et c’est l’empire ottoman qui pendant plusieurs siècles a joué le rôle du califat. Son effondrement en 1918 a provoqué la naissance de l’islamisme comme mouvement visant à la reconstitution d’un califat. Lancé dans ses velléités expansionnistes, la Turquie a réactivé l’idéologie de l’empire ottoman, se proposant comme « protectrice » de l’Islam. Cela l’amène à avoir une influence très importante en Albanie et en Bosnie-Herzégovine.

Cette ligne islamique néo-ottomane est évidemment en conflit avec les prétentions de l’Arabie saoudite à se proposer comme modèle et gardienne de la Mecque. Les « wahabites » saoudiens sont ainsi en conflit ouvert avec la Turquie qui se fonde sur l’idéologie des frères musulmans, dont le bastion est le Qatar. Le « printemps arabe », où la chaîne qatarie Al-Jazeerah a joué un grand rôle, a en fait été une série de révoltes pro-frères musulmans, notamment en Égypte.

Le Qatar a très peu d’investissements en Turquie, mais très ciblée, épaulant celle-ci lorsque ses dettes sont trop importantes, faisant en 2008 l’acquisition pour plus d’un milliard de dollars du second groupe de médias (dirigé entre 2007 et 2013 par le gendre de Recep Tayyip Erdoğan), achetant pour 1,4 milliards de dollars le plus grand satellite de télévision turque, rentrant à 49 % dans une production de véhicules militaires avec même un représentant militaire qatarie membre de la direction.

La Turquie et la double dynamique de sa fuite en avant

La Turquie est dans un double système idéologique : d’un côté, en tant que « prolongement » de l’empire ottoman, il se prétend le cœur de l’Islam, ce qui justifie son hégémonie ; de l’autre, il y a un discours racialiste non religieux. Ce bricolage a comme base des velléités expansionnistes, mais en même temps il ne peut tenir que par les velléités expansionnistes.

On peut dire que, depuis le départ, la Turquie est le maillon faible de la chaîne des pays dépendants, parce qu’elle est née dans un bricolage issu de la première crise générale du capitalisme, qu’elle s’est maintenue artificiellement dans le cadre de la guerre froide et qu’avec la seconde crise générale du capitalisme sa fuite en avant se transformer littéralement en détonateur.

La bourgeoisie nationale qui a immédiatement joué le rôle de bourgeoisie bureaucratique à l’indépendance, en alliance avec les grands propriétaires terriens, a profité de son importance durant la guerre froide pour asseoir ses bases et prolonger sa fuite en avant au moyen d’une perspective néo-ottomane correspondant à son agressivité redoublée alors que la seconde crise générale du capitalisme s’affirme.

La Turquie est ainsi toujours en crise depuis 1923 et elle bascule, selon la nature de la crise générale au niveau mondial, dans telle ou telle agressivité. Elle se perd elle-même, comme le reflète le fanatisme et l’irrationalisme religieux.

Les tourments de l’histoire turque seront ainsi au cœur de la seconde crise générale du capitalisme. Des bouleversements de grande ampleur sont inévitables. La Turquie va connaître une période intense de crise durant les années 2020 et sera l’un des pays au cœur de la question révolutionnaire au niveau mondial.