L’art contemporain comme mépris des masses

Il va de soi que la prétention de l’art contemporain est, à la base même, antagonique avec les masses et leur histoire. Puisqu’il s’agit en effet de mettre en avant le subjectivisme et de lui accorder une valeur en soi, il faut que tout ce qui ne soit pas une « conscience pure » soit invalidée.

L’art contemporain est, de fait, un impressionnisme mais non plus dans une société où seule la bourgeoisie consomme réellement : l’art contemporain est un impressionnisme poussé jusqu’au subjectivisme dans une société de consommation de masse.

La contradiction capitaliste se révèle ainsi directement dans le contenu de l’art contemporain. Et les masses sont donc fondamentalement réactionnaires selon l’art contemporain, car elles s’en tiennent éloignées, elles ne lui accordent aucune attention.

Elles refusent en effet ou du moins sont rétives à accorder de la valeur à l’expression directe d’une conscience individuelle étalant sa subjectivité et lui attribuant une valeur en soi. C’est une constante et l’art contemporain dénonce régulièrement la prétendue arriération des masses tout en cherchant à leur bourrer le crâne au moyen des institutions.

Vtraux réalisés par Zao Wou-Ki pour le réfectoire du prieuré de Saint-Cosme, wikipédia

L’art est ici, en raison de sa dimension accessible en pratique dans une société matériellement développée, le terrain d’une immense lutte de classes. Le capitalisme cherche d’ailleurs en permanence à corrompre les artistes pour les pousser dans le subjectivisme.

L’art contemporain ne conçoit ainsi qu’une société d’individus atomisés, à l’instar de tous les arts dans le capitalisme. Il se considère même comme la pointe la plus développée de l’affirmation individuelle « réelle ».

L’affirmation la plus connue dans l’art contemporain à ce niveau est celle d’Arthur C. Danto (1924-2013), professeur à Columbia, dans son article Le Monde de l’art de 1964. Il y affirme que ce qui donne du sens à une œuvre, c’est l’artiste lui-même au nom de conceptions qui sont les siennes, de son appartenance à une « élite » :

« Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir — une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art. »

C’est là s’opposer substantiellement au réalisme socialiste qui insiste sur le reflet de la réalité, l’importance de la dignité de la vie quotidienne, l’ancrage dans l’héritage national. Arthur C. Danto mentionne d’ailleurs l’expérience suivante pour justifier son point de vue.

Assistant à une exposition d’Andy Warhol à la Galerie Stable à New York, il y vit des boîtes de lunettes de la marque Brillo. Il en déduit que ces boîtes dans un entrepôt ne sont pas des œuvres d’art, mais que posées dans une exposition par Andy Warhol, elles acquièrent une valeur en soi, parce qu’un individu l’a défini comme art.

Pareillement, en 1961, Robert Rauschenberg était invité à participer à une exposition à Paris à la galerie Iris Clert, où cette dernière devait avoir son portrait par les artistes. Il envoya un télégramme : « ceci est un portrait d’Iris Clert si je le dis ».

C’est là affirmer la suprématie complète de la société de consommation capitaliste, au sens où la société est reconnue comme une société de marchandises où tout un chacun peut trouver son compte individuellement, y compris « spirituellement » par des formes « artistiques ».

L’université de Washington avec l’une des versions de la Broken Obelisk (« Obélisque brisé ») de Barnett Newman,

Dans le prolongement de cette lecture élitiste, un autre professeur américain, Howard S. Becker, publia Le monde de l’art en 1982, où il s’évertua à expliquer qu’un artiste était quelqu’un ayant réussi à lancer sa carrière, disposant d’un groupe pour l’épauler matériellement pour faire ce qu’il fait et ayant obtenu une reconnaissance par les achats de ses œuvres.

Un « monde de l’art » est ici un « réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière » pour mettre en place une œuvre d’art, l’artiste n’étant qu’un élément d’une chaîne allant du producteur de peinture à l’acheteur dans une galerie. C’est là définir l’art comme relevant d’une aventure entrepreneuriale ayant réussie.

On passe en fait de l’aventure spirituelle élitiste à un « acte » ayant de la valeur en soi, parce qu’on lui attribue soi-même de la valeur. C’est le subjectivisme poussé à son paroxysme, d’où la liquidation par le capitalisme de toutes les questions esthétiques.

L’art est pour le capitalisme le lieu d’une consommation comme une autre – et doit se plier à la circulation accélérée des marchandises sur le marché, conformément aux principes de la concurrence capitaliste. Quant à l’artiste, il ne porte plus rien, à part lui-même ou plutôt comment il s’imagine lui-même, dans une affirmation entièrement subjectiviste.

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