Ce qui caractérise la social-démocratie autrichienne, c’est qu’elle a conservé sa base de masse qui était la caractéristique du mouvement social-démocrate d’avant 1914, mais qu’en plus elle s’affirmait comme voulant faire de l’Autriche un pays socialiste à court terme.
Aux élections parlementaires, la social-démocratie était une formation puissante, obtenant 40,76 % des voix en 1919, 35,99 % en 1920, 39,60 % en 1923, 42,32 % des voix en 1927, 41,14 % des voix en 1930.
En 1921, le syndicat lié à la social-démocratie obtenait 83,9 % des voix, 78,8 % en 1926, contre 11,8% puis 10,4 % aux catholiques, 1,4 % puis 7,8 % aux nationaux, 2,7 puis 2,8 % aux communistes, les « neutres » obtenant à chaque fois 0,2 %
En 1919, le Parti Ouvrier Social-Démocrate a 332 391 membres, dont 76 165 à Vienne. En 1921, il en a 461 150 dont 188 379 à Vienne. En 1924, il en a 566 124 dont 266 415 à Vienne. En 1929, il en a 718 056 dont 418 055 à Vienne. En 1932, il en a 648 497 dont 400 484 à Vienne.
Cela signifie que dans la capitale autrichienne, pratiquement la moitié des hommes adultes et presque le cinquième des femmes adultes étaient membres du Parti. En avril 1927, 79% des hommes et 35% des femmes ayant voté social-démocrate en étaient des membres organisés. La part des femmes augmentait également : elles formaient 21 % des membres en 1919, 34 % en 1932.
Cela signifie que la ville disposa immédiatement d’une majorité social-démocrate, avec une énorme base. Lors des premières élections communales générales à Vienne, le 4 mai 1919, la social-démocratie obtint 100 des 165 mandats, les catholiques en obtenant 50, le parti tchéquoslovaque 8, les pangermanistes 4, les nationaux juifs 3.
Ce fut le point de départ de Vienne la rouge. Initialement une région, la ville devint pratiquement indépendante de la région dès 1918, ce qui fut rapidement formalisé.
La municipalité social-démocrate allait prendre toute une série de mesures pour la santé des masses, alors que la situation était catastrophique.
La ville, en tant que capitale impériale, avait grandi de manière disproportionnée, pour voir sa population reculer à la fin de l’empire : Vienne avait 840 000 habitants en 1869, 2,2 millions en 1915, 1,8 million en 1918.
Les conditions de vie y étaient effroyables. En avril 1917, la ville de Vienne disposait de 554 544 appartements. 405 991 d’entre eux consistaient en une chambre et une petite pièce appelée cabinet au grand maximum, avec éventuellement une cuisine, contenant une baignoire parfois. Dans le monde germanophone, la tuberculose était surnommée « la maladie viennoise ».
Pour cette raison, les réalisations de Vienne la rouge concernent cinq aspects majeurs.
Il y a tout d’abord des mesures sociales concernant directement la vie quotidienne, permettant de faciliter l’accès au gaz, à l’eau, à l’électricité, à une médecine préventive, en particulier pour les enfants et les jeunes (avec un paquet de linge gratuit pour chaque nouveau-né).
Furent également construits, dans une perspective de santé sur cette base sociale, des piscines, des terrains de sport. C’est le conseiller municipal Julius Tandler qui s’occupait de ces deux aspects, ces domaines du social et de la santé.
Une grande attention fut accordée à l’éducation, avec une école générale pour tous les jeunes de dix à quatorze ans, une amélioration des formations, des fournitures gratuites pour les écoliers, des cours du soir pour les travailleurs. C’est le conseiller municipal Otto Glöckel qui s’occupait de cet aspect.
Les productions architecturales forment l’un des aspects les plus connus, ayant une résonnance mondiale. En 1924, 2 478 logements avaient été construits, en 1925 6 837, en 1926 9 034. A la fin de l’années 1933, 55 667 logements avaient été construits au total depuis le lancement du projet en 1924, 66 270 si l’on part de 1919.
Cela voulait dire qu’entre 1/10 et 1/8 des habitants de Vienne habitaient dans des logements sociaux construits par la mairie social-démocrate, mieux encore : dans un environnement socialisé par la social-démocratie.
Ces constructions associaient en effet parcs, jardins d’enfants, douches, laveries, bibliothèques, voire des piscines ; Vienne la rouge obtenait une organisation urbaine de plus en plus socialisée, dont les grands symboles étaient les blocs de HLM (« Hof »), le plus fameux étant bien entendu le Karl Marx Hof.
Enfin, la politique d’impôts, gérée par Hugo Breitner, frappait les salaires de manière progressive, à quoi s’ajoutait une taxe sur le luxe. D’origine juive, Hugo Breitner était victime d’une intense propagande chrétienne antisémite ; le ministre de l’intérieur et chef des milices catholiques l’aristocrate Ernst Rüdiger Sterhemberg n’hésita pas lors des élections de 1930 à expliquer que « notre victoire n’aura lieu que lorsque la tête de cet asiatique roulera dans le sable ».
ll est à remarquer la ville de Vienne, qui devint rapidement une région ce ui renforça la main-mise social-démocrate locale, fut confrontée à une vague de « colonisation », c’est-à-dire de constructions illégales de petites maisons avec jardin. L’initiative partait du mouvement en faveur des jardins, mais se renforça par le besoin des habitants de la ville de trouver un endroit digne pour vivre.
A cela s’ajoutait bien entendu la question alimentaire, puisque un jardin permettait une petite autosuffisance. La question de la santé était également un argument utilis par ce qui devint un véritable petit mouvement. Les petites colonies avaient des noms témoignant de la dimension utopique du projet : Nouvelle Hawai, Eden, Nouvelle Floride, Nouveau pays, En avant, L’avenir, etc.
La mairie socialiste fit en sorte de légaliser la « colonisation » et de fournir du matériel de construction peu onéreux. Les logements construits par 31 grands architectes, la Werkbundsiedlung, eut également un retentissement international. Mais sur le fond il se posait le problème de voir une partie des prolétaires se précipiter dans une sorte d’utopie agraire reposant sur la petite propriété, affaiblissant la cause socialiste.
Les catholiques appuyèrent d’ailleurs idéologiquement le mouvement en demandant évidemment l’absence d’interférence étatique et partidaire, suivant le principe que seule la propriété rendait libre et suffisait en cela. Il se forma alors un double mouvement d’organisation des colons, certains étant reliés à des organismes « rouges », tandis que d’autres étaient liées aux catholiques célébrant la propriété.
En pratique, la social-démocratie maintint l’hégémonie, mais l’idéologie du « nain de jardin » rendit très passif les colons, qui s’imaginaient vivre en quelque sorte parallèlement à la ville. Il existait cependant des courants directement ancrés dans le mouvement prolétarien, exigeant que la grande ville cède la place à de nombreux espaces pour des jardins. L’un des théoriciens fut l’Allemand Hans Kampffmeyer, qui vint à Vienne alors que dans son pays, le mouvement était idéologiquement très morcelé.
Aidé par le psychologue Otto Neurath, Hans Kampffmeyer se retrouva au centre d’un dispositif général, où la mairie générait une centrale d’achats des « colons » aboutissant à des petites productions (bois, ciment, etc.) elles-mêmes centralisées, épaulées par des crédits fournies par la ville elle-même.
Au final, cela produisit une vague de coopératives existant jusqu’à aujourd’hui à Vienne. Les oopératives construisent des logements qu’on peut habiter en échange d’une appartenance à la coopérative et d’un loyer pour l’entretien. On peut par la suite mettre son logement sur une sorte de bourse d’échange pour littéralement le « troquer » avec quelqu’un d’autre de la même coopérative.
Dans le quotidien du Parti la Arbeiter Zeitung, on pouvait lire en juillet 1931:
« Vienne est une ville social-démocrate, traversé dans tous ses pores par l’esprit socialiste, la volonté prolétarienne, une ville rouge de part en part, pas seulement dans sa direction et son administration, mais dans sa vie, dans son sang, dans ses nerfs. »