Le Parti Ouvrier Social-Démocrate représentait une force puisant dans le passé, mais avec une base nouvelle ; si le SPD était en Allemagne largement composé de membres ayant 30 et 60 ans, tandis que le Parti Ouvrier Social-Démocrate était largement composé de gens de moins de 40 ans.
Cela, la bourgeoisie l’avait bien compris et, dès le départ, elle se mit à la remorque de la réaction la plus dure, abandonnant ses objectifs démocratiques anti-monarchistes initiaux.
La naissance d’un petit pays, à la base économique faible dans le cadre d’une défaite ayant abouti à l’effondrement de l’empire, traumatisait les classes dominantes, alors que parallèlement la monnaie autrichienne s’effondra, l’argent en circulation passant en quelques années de 12 000 millions à 400 millions de millions. En 1924, la bourse s’était elle-même effondrée, 380 grèves ayant lieu la même année, avec 265 000 travailleurs impliqués.
Dans ce contexte, en 1922, le gouvernement conservateur vota des lois sociales très dures, afin de se procurer des emprunts à l’international, dans un contexte de crise intense : il y avait 12 000 personnes au chômage en 1921, 178 000 en 1926, le salaire réel de 1924 étant un quart moins grande que celle de 1914.
Tout empira avec la crise de 1929 : la production industrielle était d’un tiers moins importante qu’en 1914, le salaire chuta de 22 % entre 1929 et 1933, le nombre de chômeurs atteignant 500 000.
La réaction s’était évidemment toujours plus renforcée pour faire face à la classe ouvrière, et dès le départ elle avait appuyé des corps-francs afin de s’appuyer sur la lutte armée.
Des « gardes patriotiques » s’étaient fondées à partir de 1920. La première naquit dans le Tirol, sur une base prétendument apolitique mais rassemblant surtout des partisans du pangermanisme unis dans la défense de la propriété, des personnes, du travail, de l’ordre et de la paix sociale en épaulant l’État s’il le fallait, en étant prêt pour des « événements élémentaires ».
La réaction frappait alors souvent, comme avec les meurtres des cadres sociaux-démocrates Birnecker, Kovarrik et Still en 1923, l’attaque contre les gymnnastes de Korneubourg en 1924, le meurtre du conseiller municipal de Mödling Müller en 1925, etc., le tout en restant impuni.
L’année 1927 marqua cependant un tournant. Dans l’est du pays, à Schattendorf, les milices catholiques tirèrent depuis une brasserie sur une marche de la milice social-démocrate, tuant un invalide et un enfant de huit ans. Lors du procès, les meurtriers furent innocentés par le juge.
Si le Parti Ouvrier Social-Démocrate n’appela pas à une manifestation, ses membres se rassemblèrent spontanément le 15 juillet dans le centre-ville de Vienne et incendièrent le palais de justice et empêchèrent les pompiers d’intervenir. La police réagit en tirant, faisant 85 morts et 1500 blessés, avec les gardes patriotiques actives dans tout le pays pour écraser toute protestation ouvrière.
Elles décidèdent d’aller plus loin et de former une union générale. Le dirigeant fut le fondateur de la première garde, le tirolien Richard Steidle ; l’idéologue fut Othmar Spann, qui théorisa un Etat corporatiste, notamment dans son ouvrage Le véritable Etat en 1921. Othmar Spann fut lié, entre 1928 et 1931, au Kampfbund für deutsche Kultur (Union de lutte pour la culture allemande), une structure national-socialiste fondée par Alfred Rosenberg en Allemagne.
Il adhéra lui-même au parti nazi, mais avec une numéro de membre secret, tout en organisant la section étudiante en Autriche et, lorsque le parti nazi fut interdit par l’austro-fascisme, cacha des imprimeries dans son château.
Il se fit cependant mettre de côté par le national-socialisme une fois l’Autriche envahie, en raison de sa vision corporatiste très profondément inspiré du versant réactionnaire du romantisme allemand, voyant le mouvement historique comme une « contre-Renaissance » contre l’individualisme et non pas surtout comme une affirmation raciale.
On est ici dans une conception de l’État total avec un rapport dynamique Etat-Individu à travers les corporations qui est tout à fait similaire à la vision de l’italien Giovanni Gentile. Il y a néanmoins une dimension profondément romantique le rapprochant bien plus du français Pierre Drieu La Rochelle.
Selon Othmar Spann :
« Toutes les époques historiques individualistes de l’histoire mondiale sont des époques historiques capitalistes.
Partout où passant des vagues individualistes dans l’histoire, à Babylone, en Egypte, à Athènes, à Rome, dans la Renaissance, l’humanisme et la Réforme (le capitalisme des débuts), on trouve par la suite comme conséquence de l’individualisme la libération des forces les plus extrêmes et ensuite le développement terrifiant des forces productives et l’intégration dans l’économie de l’ensemble de la vie, qui caractérise le capitalisme (…).
L’individualisme est hostile à la culture, parce qu’il réduit la spiritualité et promeut la civilisation. L’individualiste qui se définit à partir de lui-même, veut être quelque chose, mais ne l’est pas encore ; et comme il n’est rien, de là le fait de se tourner et d’agir vers l’extérieur.
Il en reste toujours en l’état de vouloir et n’arrive jamais à son but ; de là, l’expansion sans fin d’énergie dans l’époque historique individualiste, de là toujours davantage de destruction de l’intériorité, des bases les plus intérieurs de tout ce qui est spirituel.
Dans l’individualisme repose la force de l’acte et la ferme volonté, mais rien sur le plan du génie, il y a le fait de vouloir faire du grand, mais pour être par-là d’autant moins. »
Le libéralisme et la démocratie sont donc des détours historiques ; le capitalisme n’est qu’un « machiavélisme économique ». Le marxisme est erroné, car il ne comprend pas la force motrice des idées (on retombe ici chez Giovanni Gentile).
Il faut donc « l’égalité parmi les égaux », mais en même temps reconnaître une hiérarchie spirituelle. L’ouvrage Le véritable Etat se conclut de ce fait en expliquant que :
« La corporation droite et la vie droite se produisent de nous, quand nous élevons ce qui est plus haut par rapport à ce qui est plus bas, que nous apportons le bonheur à ce qui est plus bas en le faisant partager à ce qui est plus haut. Ce qui est plus bas pose le socle de ce qui est plus haut, ce qui est plus haut apporte l’esprit et élève ce qui est plus bas.
C’est l’essence des choses, c’est la vérité divine. »
C’est le principe de l’État corporatiste, avec une prétention à l’égalité dans la production (la décentralisation des corporations), une soumission à la « création » (la centralisation étatique), ce qui est alors très proche de la conception de Charles Maurras.
C’était précisément là correspondre aux intérêts de l’Église catholique, qui avait pris les commandes de la bourgeoisie autrichienne à la suite de 1918, étant la seule force encore puissante après l’effondrement monarchiste et la faiblesse bourgeoise en tant que telle.
Richard Steidle se chargea de cimenter les gardes patriotiques sur cette base avec le serment de Korneubourg en 1930, qui affirme notamment :
« Nous voulons renouveler l’Autriche de fond en comble ! Nous voulons l’État populaire de la protection patriotique. »
Les gardes patriotiques se posaient désormais comme parti politique exigeant le pouvoir d’État, en rejetant « le parlementarisme démocratique occidental et l’État des partis », s’opposant tant à « la lutte des classes marxiste » qu’à « la disposition libérale-capitaliste de l’économie ».
Mais elles n’avaient pas la densité politique pour prendre les commandes de la réaction et Richard Steidle fut mis de côté (il mourra dans un camp de concentration nazi en 1940), pour être remplacé par le prince Ernst Rüdiger Starhemberg.
Les gardes patriotiques n’existaient, en effet, que comme outil du parti catholique, le parti social-chrétien dirigé par un religieux, Ignaz Seipel, même si en Carinthie et en Styrie, ce sont les nationaux-socialistes qui prédominaient.
Ignaz Seipel avait été chancelier d’Autriche de 1922 à 1924, puis de 1926 à 1929, menant une politique libérale d’une très grande dureté, tout comme d’ailleurs l’ensemble des chanceliers depuis 1920, tous liés au parti catholique.
Ignaz Seipel décédant en en 1932, c’est son second, Engelbert Dollfuss, qui prit le relais, devenant chancelier en 1932. Eut alors lieu le grand tournant.