Lorsque Abū Yūsuf Yaʿqūb ibn Isḥāq al-Kindī (Alkindus en Europe, ou encore Al-Kindi), au début du 9e siècle, se tourne vers la philosophie grecque et notamment Aristote, il relève de l’entreprise du califat abasside, qui s’appuie sur le patrimoine de l’administration persane pour structurer l’État islamique né des conquêtes.
En l’espèce, ce patrimoine se constitue des cadres de l’administration impériale tels que structurés dans l’Empire sassanide vaincu par les Arabes (en persan le Ērān shahr/l’Empire des Iraniens). Au plan général, cette administration se compose d’une Cour composée de hauts dignitaires issus des grandes familles aristocratiques, liées par leurs alliances maritales à la dynastie royale, organisée de manière bureaucratique.
On trouvait ainsi un bureau chargé de l’armée et des affaires diplomatiques, un bureau des impôts, de la justice, de la gestion des moyens agricoles etc. L’ensemble composant le gouvernement, dont l’arabe a repris du persan le mot Diwan, désignant le Conseil, au sens de gouvernement central, et son organisation protocolaire très poussé.
La langue de cette bureaucratie était d’abord l’assyrien, avant que la langue persane ne s’impose, en conservant l’alphabet syriaque. Par cette langue, nombre de termes et d’institutions issus du grec (tel que parlé alors dans l’Empire romain) se sont ainsi infiltrés en persan, avant de passer ensuite à l’arabe.
C’est notamment le cas des termes qualifiant la monnaie : l’arabo-persan a ainsi annexé le terme dirham venu du grec drachme, et le terme dinar venu du gréco-latin denarius / denier.
Toute l’organisation de l’État était tournée vers les couches dominantes, constituant désormais une aristocratie dynastique, appuyée sur une petite noblesse de propriétaires locaux militarisés et dévoués au service de l’État.
En ce sens, l’Empire perse des Sassanides était déjà engagé dans le mode de production féodal, mais d’une façon encore primitive. Ce qui manquait à l’État sassanide était une idéologie et une culture en mesure d’encadrer les masses, sans plus recourir massivement ou systématiquement à l’esclavage.
Le face à face entre propriétaires et esclavages avait conduit les couches dominantes à se relancer en transformant l’asservissement brutal en exploitation fidélisée, l’oppression directe en protection patriarcale. La tendance générale était de rechercher une servitude avec un horizon de justice et une certaine dignité reconnue aux travailleurs exploités.
Malgré le développement de l’antique religion mazdéenne, réformée ensuite dans le zoroastrisme, le développement massif d’une telle idéologie, d’une telle culture n’a pas ici trouvé son chemin au sein des masses.
D’autant que, à la base, de manière locale, la petite noblesse et certaines familles dynastiques réussissaient plus efficacement ce développement culturel, mais sur la base du christianisme (sous des formes dissidentes du christianisme romain) ou du manichéisme. À ces formes locales avancées il manquait un centre, et le centre n’avait pas de bases solides, sorti de son propre noyau.
C’est l’Islam qui va ici fournir la clef du passage plus complet dans le mode de production féodal.
De fait, on voit ici la rencontre d’une double nécessité : les conquérants arabes portant cette religion sont eux-mêmes issus d’une frange encore largement marquée par le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale quand ils font la conquête de l’immense Empire perse.
La stabilisation des conquêtes ne peut alors se faire que par une fusion, un saut dialectique consistant à se développer pour se maintenir.
On passe ainsi progressivement d’une conquête arabe à un régime se développant et cherchant à se moderniser. Ce fut une phase progressiste. Mais ce dépassement d’une situation initiale ne pouvait pas suffire, les conquêtes continuant en effet.
De fait, la fusion entre le patrimoine impérial persan, son appareil et son personnel et la culture arabo-islamique, avec ses couches dominantes et leurs troupes de fidèles, ne fut jamais complète et unifiée ; surtout, elle ne fut pas centralisée.
Le califat abasside s’effondra ainsi de par son incapacité à intégrer tous les peuples ayant embrassé l’Islam, la religion elle-même se divisant en de multiples factions concurrentes, les interprétations religieuses accompagnant les multiples réalités locales, tribales, ethniques, etc.
L’interprétation rationaliste de l’Islam par le califat abasside au moyen de la variante appelé le mutazilisme disparut ainsi avec lui. Trois courants idéologiques s’exprimèrent alors, donnant corps à autant d’interprétations différentes de l’Islam.
Il y a le courant traditionnel, qui tend à la lecture arabe originelle. La religion doit rester telle quelle, entièrement littérale, avec un fort clergé justifiant l’État comme appareil militaire. C’est le sunnisme.
Or, qui dit appareil militaire dit un chef nommant ses hommes. Autrement dit, le calife a un entourage, cet entourage est nommé par le calife avec des postes héréditaires : changer le calife implique de changer l’entourage.
Il ne s’agit pas tant d’être calife à la place du calife que d’être nommé à un haut poste par un nouveau calife, pour être une part de la nouvelle aristocratie musulmane. D’où les incessants coups de force, tortures et assassinats.
Il y a le courant dit kharidjisme, qui exige des califes qu’ils soient élus et qu’ils aient une vie exemplaire, tout comme d’ailleurs son entourage. C’est l’expression de la base populaire croyant en l’Islam mais qui s’oppose à un appareil politique par définition entièrement séparé d’elle. Il y a l’idéalisme d’un choix démocratique de figures militaires « pures ».
Ce courant connaîtra différentes variantes, ne parvenant pas à se synthétiser en raison de sa base populaire diffuse. Elle sera finalement écrasée, sauf dans la péninsule arabe elle-même, où se maintient localement cette forme primitive de l’slam sous une forme « démocratique » tribale élémentaire.
Cette forme tribale finit par rompre avec le mode de production esclavagiste sur le plan de l’organisation sociale, mais en refusant l’organisation politique du féodalisme, impliquant le développement d’un appareil d’État centralisant les capacités d’une aristocratie militaire à son service, et d’un personnel religieux dévoué à unifier de manière universelle la culture.
Dans certains espaces marginaux, cette forme élémentaire va ainsi se maintenir, notamment en Oman et même au Maghreb de manière toujours isolée et locale, voire repliée et fanatique. On peut noter ici que ce courant cherche aujourd’hui activement à se relancer depuis l’Oman, qui mène une active campagne de promotion du kharidjisme ibadite, que le régime de ce pays désigne comme une « tradition démocratique islamique ».
Il y a enfin le courant chiite. Ce courant représente une ligne proposant la fusion du religieux et du politique, au sens où le calife doit être un descendant d’Ali, considéré comme une figure mystique portant les secrets de Mahomet.
Ici, en fait, le calife doit avoir une valeur religieuse, ce qui d’un côté le protège d’un coup de force le renversant, et de l’autre exige de lui une « ligne » idéologique renforçant le rôle de son entourage sur la même « ligne » et affaiblissant sa toute puissance.
Le courant chiite s’appuie en fait fondamentalement sur la tradition impériale persane avec un empereur portant des valeurs et n’étant pas un simple chef de guerre. L’Islam chiite accorde pour cette raison une grande place à une progression spirituelle « chevaleresque », avec une lecture mystique de la réalité, dans le prolongement de la religion persane impériale que fut le zoroastrisme.
L’Islam n’est ici pas la fin du sceau de la prophétie, comme dans le sunnisme, avec une situation figée où le chef domine simplement en tant que chef, avec rien à interpréter, mais tout à répéter. On a bien au contraire un Islam appelant à un paradis futur totalement différent, à condition d’accompagner une progression spirituelle portée par le chef aux propriétés « mystiques » accompagné de toute son équipe de « chevaliers spirituels ».
C’est dans ce cadre qu’apparaît en Perse en 932 la dynastie chiite des Bouyides, qui va finir par s’imposer dans ce qui est aujourd’hui l’Irak et une large partie de l’Iran.
Les Bouyides se situaient directement dans la tradition persane qui avait permis au premier califat islamique, celui des abassides, d’établir une réelle administration. À ce titre, les Bouyides se revendiquèrent ouvertement de la dynastie perse des Sassanides, reprenant même le titre persan de « roi des rois », Shahanshah.
Les Bouyides étaient issus d’un espace marginal de l’Empire abbasside, le Daylam (soit le sud de la mer Caspienne), où en l’absence de toute présence militaire arabe, l’islam avait pu se fondre complètement dans la culture persane locale par le biais de son aristocratie dynastique et de son réseau de fidèles.
Son succès s’explique aussi par celui d’une dissidence de l’appareil militaire provincial, centralisant localement le pouvoir et diffusant un islam impérial, avec une coupure entre l’aristocratie militaire servant l’État et son appareil et les masses.
On a ainsi un islam impérial et aristocratique, de nature chiite, ayant une dimension initiatique et « chevaleresque », admettant dans le même mouvement des expressions religieuses non conformes, comme autant d’étapes inférieures d’une même religion devant se développer, tout en reflétant la hiérarchie de la domination.
On a ainsi par exemple, à côté des Bouyides occupant la Perse et l’Irak, l’État persan des Samanides au Khorassan et en Afghanistan, l’État arabe chiite des Hamdanides en Syrie, l’État arabo-berbère chiite des Fatimides en Égypte, et l’État arabo-berbère omeyyade, formellement sunnite, en Andalousie.
Il y a partout de fait une « tolérance » relative face aux autres religions et à des courants islamiques de diverses obédiences, raison pour laquelle les Bouyides ne mettent par exemple pas fin au Califat des Abbassides, qui lui incarne les courants sunnites, qui restent majoritaires en Irak et à Bagdad notamment.
Bagdad est alors une gigantesque agglomération qui existe depuis seulement un siècle, avec de manière très marquée à la fois un aspect militaire-impérial et un aspect cosmopolite. C’est là mieux qu’ailleurs que prend forme la cosmologie portée par l’Islam dans le cadre du mode de production féodal qui s’organise, en particulier, en tant qu’expression juridico-urbaine de la contradiction villes-campagnes.
Bagdad prend alors le relais d’Athènes et de Rome comme expression de l’universalisme tel que proposé selon les capacités du féodalisme. Bagdad peut ainsi offrir le miroir de toutes les contradictions de l’idéologie islamique qui cherche à se formaliser sur le plan de la pensée : à la fois comme Cité idéale et comme chaudron où tous les égarements, toutes les dissidences sont possibles.
Et une grande figure historique accompagna l’émergence de tous ces processus sous la dynastie des Bouyides : Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân ibn Uzalagh al-Fârâbî (872-950), connu en Europe sous les noms de Alpharabius, Al-Farabi, Al-Fārābī, Farabi, Abunaser et Alfarabi.
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