De Gaulle crut possible, au départ, la vaste modernisation de l’Algérie. Cette modernisation était un défi rendu inéluctable de par l’explosion démographique de la population colonisée, qui passa, de 1911 à 1954, de 5 492 000 personnes à 9 530 000. La population européenne comptait elle 984 000 personnes, soit 11 % de la population, vivant à 82% dans les villes, soit une proportion exactement inverse à celle des masses arabes et kabyles.
Dès le départ, de Gaulle se plaça sur ce terrain. Son choix par l’armée, c’était celui de la dimension impériale de la France. De Gaulle a comme rôle de rétablir la grandeur française par en haut.
Lors de son passage à Constantine, le 3 octobre 1958, il explique ainsi ce qui sera le cœur du « plan de Constantine » :
« On ne fait rien de grand sans un grand mouvement dans les âmes et dans les esprits. Ce mouvement, l’Algérie l’a suscité (…).
Ce mouvement, d’où est-il venu? Il est venu de l’âme de la France. Ce mouvement, qui peut le faire, l’organiser, qui fait qu’il soit venu sinon la France?
Le gouvernement de la République a donc le devoir d’en prendre acte et d’accomplir, à partir de là, ce qui doit être fait en Algérie et ailleurs.
Je déclare qu’il s’agit, ici, de faire en sorte qu’entre nos communautés, nos catégories, il n’y ait plus aucune barrière.
Qu’il n’y ait plus ici pour aucune communauté, pour aucune catégorie, aucun privilège, que les dix millions de Français qui vivent en Algérie aient absolument les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Pour commencer, et je le précise, il s’agit que dans les trois mois les dix millions de Français qui vivent en Algérie participent avec la France toute entière à l’immense référendum où la France va décider de son destin. »
Il exprima le même point de vue à Oran :
« Il faut que toutes les barrières, tous les privilèges qui existent en Algérie entre les communautés ou dans les communautés disparaissent. Il faut qu’il n’y ait en Algérie rien autre chose — mais c’est beaucoup! — que dix millions de Françaises et de Français avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Il s’agit notamment que, dans l’occasion immense qui va être offerte dans trois mois à la totalité des Français, l’Algérie toute entière, avec ses dix millions d’habitants, participe de tout son cœur, comme les autres, exactement au même titre, avec la volonté de démontrer par là quelle est organiquement une terre française, aujourd’hui et pour toujours! »
Cette intégration par en-haut de l’Algérie fut théorisée dans le « plan de Constantine », dont la dénomination officielle était la suivante : « Plan de développement économique et social en Algérie ».
Ses ambitions étaient démesurées : le « plan de Constantine » se voulait un plan quinquennal pour la période 1958-1963, avec un développement à un rythme soutenu.
À partir de 1959, l’Algérie dépendit d’une « délégation générale du Gouvernement », avec :
– une direction du Plan et des Études économiques ;
– un Conseil supérieur du Plan ;
– une caisse d’équipement et de développement en Algérie.
Le chef de la délégation générale du Gouvernement était l’inspecteur des finances Paul Delouvrier, grand artisan de la « planification » gaulliste, son adjoint étant le polytechnicien Salah Bouakouir.
Cela se situait dans le prolongement du rapport remis au gouvernement en 1955 par Roland Maspetiol, ainsi que de la rédaction en septembre 1958 d’un document intitulé Les Perspectives décennales du développement économique de l’Algérie, réalisé par des hauts fonctionnaires et des dirigeants de grandes entreprises.
Ce document fut même en fait la base du discours de de Gaulle à Constantine le 3 septembre 1958.
Le revenu algérien était censé passer de 685 milliards de francs en 1956 à 1 600 milliards en 1966, principalement grâce au développement des mines, du pétrole, du secteur de l’énergie. Il y avait 300 000 travailleurs dans le secteur industriel, le chiffre était censé doubler.
La consommation privée était censée doubler entre 1954 et 1966, la consommation publique être multipliée par 3,5, les investissements bruts augmentés de 430 %, l’épargne privée multipliée pratiquement par 3.
Le problème fondamental, c’est que le capitalisme français ne pouvait nullement porter un tel développement à lui tout seul et que la base capitaliste algérienne était inexistante, de par la dimension semi-féodale, voire littéralement coloniale d’une agriculture qui en 1954 représentait le tiers de l’économie.
Population dans l’agriculture | 2 660 000 musulmans (87,8 % de la population active) | 33 000 Européens (14,4 % de la population active) |
Terres | Appartenant aux musulmans : | Appartenant aux Européens : |
Cultures pauvres (hectares) |
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Terres en repos et en jachère | 2 038 880 | 777 290 |
Céréales | 2 417 060 | 830 880 |
Arbres fruitiers sauf agrumes | 146 220 | 35 200 |
Légumes secs | 63 000 | 22 150 |
Cultures riches (hectares) |
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Vignobles | 44 040 | 333 640 |
Prairies, cultures fourragères | 31 750 | 62 200 |
Cultures maraîchères | 26 490 | 27 310 |
Il y a ici une contradiction fondamentale entre le capitalisme bureaucratique se développant en Algérie par la population européenne et cherchant à moderniser de manière capitaliste par en haut, et une agriculture semi-féodale, quasiment coloniale dans sa domination et en tout cas dans son identité, s’appuyant sur un réseau de quelques familles.
La population arabe et kabyle était pratiquement entièrement paysanne ; pour une écrasante majorité, le niveau de vie était misérable et tous les salaires passaient dans la consommation alimentaire. Cette majorité de la population arabo-kabyle réfutait d’ailleurs la démocratie en général et s’ancrait résolument dans le droit musulman, bloquant tout accession à une réelle citoyenneté et les droits allant avec.
Une toute petite minorité s’occidentalisa toutefois et forma une petite-bourgeoisie qui allait être le fer de lance soit d’une participation entière à la France, soit d’un nationalisme romantique donnant naissance au FLN.
A cette minorité s’opposaient les représentants traditionnels des communautés, les chefs locaux appelés caïds, bachagas, aghas, etc. qui basculaient quant à eux le plus souvent dans le camp colonial maniant la corruption afin de maintenir une dimension semi-féodale.
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