Le fondamentaliste catholique La Mennais et le socialiste utopique catholique Buchez

La révolution française ne pouvait qu’ébranler les fondamentaux d’une Église catholique jusque-là entièrement imbriquée dans l’appareil d’État. Une expression de la muraille qui se lézarde tint à Félicité de La Mennais (1782-1854). Ce prêtre avait demandé la chose suivante pour son enterrement :

« [qu’il se déroule] au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres. On ne mettra rien sur ma tombe, pas même une simple pierre. Mon corps sera porté directement au cimetière, sans passer par aucune église ».

C’est que La Mennais était un fondamentaliste : il considérait qu’il fallait une religion maintenant sa dimension populaire. Pour cette raison, il menait un activisme très virulent, quitte à entrer en rupture avec l’Église elle-même.

Son point de vue est initialement exprimé dans Essai sur l’indifférence en matière de religion, consistant en plusieurs tomes entre 1817 et 1823 et où il vise somme toute Martin Luther, Jean-Jacques Rousseau et René Descartes.

L’œuvre fut un très grand succès à l’époque dans le camp conservateur, et lui-même écrit avec l’écrivain romantique catholique Chateaubriand dans Le Conservateur littéraire. En 1828, dans Les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, il se fait l’ardent défenseur d’une Église catholique française entièrement sous la direction de Rome.

Hughes Félicité Robert de Lamennais

L’idée de La Mennais, c’est qu’il fallait conserver l’énergie de la révolution française, qui ne disparaîtrait de toutes façons pas, mais en la dirigeant dans le sens de l’Église. Cela impliquait de mettre l’Église du côté de l’État, afin de se préserver de tout « souci » politique et d’apparaître comme une force ancrée dans son temps.

Ce que La Mennais visait, c’était de contourner le libéralisme qui par définition se heurtait à l’Église, en plaçant l’Église sur un terrain où elle ferait figure de progrès à côté du libéralisme. Pour que cela fonctionne par contre, il faut une très forte figure du Pape, qui doit en quelque sorte apparaître comme un îlot de stabilité dans des sociétés libérales troublées.

L’Église réfuta la démarche de La Mennais à l’époque, mais telle fût en fait sa ligne de conduite dans la plupart des pays occidentaux à partir de 1945. Il est vrai toutefois que l’Église avait compris que, sous une certaine forme, La Mennais représentait la capitulation face au libéralisme au sein de l’Église.

Cela se voit très bien avec la mise en place d’un journal en septembre 1830, L’Ami de l’ordre, qui devint L’Avenir, et ne dura que jusqu’en novembre de l’année suivante. Les thèses qu’on y trouve correspondent tout à fait aux contradictions du romantisme français : on y trouve d’ailleurs de proche Alphonse de Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo, Alfred de Vigny.

D’un côté, il y a une sensibilité populaire, pour les droits du peuple, comme expression d’une nouvelle sensibilité. De l’autre, il y a l’idéalisation de la monarchie et de la religion d’avant la Révolution : la ligne pour une monarchie française centralisée, avec un catholicisme français entièrement focalisé sur Rome.

En pratique, le journal assume le libéralisme politique, au nom de la séparation de l’Église et de l’État ; il veut la liberté de presse, la liberté d’association, la liberté d’enseignement, la liberté de conscience et la liberté de suffrage. La propriété est évidemment vue comme une chose sacrée, qui doit toutefois se systématiser.

En décembre 1831, La Mennais se rend au Vatican, avec les deux autres principales figures de son journal, Henri Lacordaire, lui aussi un religieux, et Charles de Montalembert, un laïc. Le rejet fut total et le pape Grégoire XVI met un terme à l’aventure en août 1832 avec l’encyclique Mirari vos (« vous vous étonnez peut-être ») qui, sans nommer L’Avenir, se chargeait de condamner chacune de ses thèses.

Seul La Mennais décida de ne pas se soumettre ; Henri Lacordaire devient de son côté, avec la revue Le Correspondant, le chef de file d’un catholicisme libéral très mesuré (et provoquant une petite scission éphémère, L’Ère nouvelle), ayant une inquiétude sociale notamment avec Frédéric Ozanam, qui avait participé à l’organisation de bienfaisance « Société de Saint-Vincent-de-Paul » qui tint de nombreuses conférences.

La Mennais chercha à continuer sur sa lancée ; il publia dans la foulée Paroles d’un croyant, ce qui lui valut en 1834 la réponse par une nouvelle encyclique de Grégoire XVI, Singulari Nos, entièrement et ouvertement consacré aux « erreurs de La Mennais ».

Celui-sort alors de l’Église et publiera notamment en 1837 Le livre du peuple, mais son parcours est terminé, lui-même décédant au milieu du siècle. C’est alors le médecin Philippe Buchez (1796-1865) qui prend le relais.

Philippe Buchez

Initialement, Philippe Buchez est dans le camp de la révolution française et même du socialisme utopique ; c’est justement par un courant socialiste utopique, celui de Saint-Simon, qu’il va se tourner vers le catholicisme.

Il s’agit d’un bricolage : Philippe Buchez voit en la religion une forme sociale capable de pousser les êtres humains à être moins individualistes. Ce faisant, il passe objectivement du camp socialiste utopique au catholicisme, où se fait connaître notamment avec son Essai d’un traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du progrès social (1830) et son Introduction à la science de l’histoire, ou science du développement de l’humanité (1833).

Philippe Buchez passa alors, comme La Mennais, à la trappe historiquement, en raison de sa position ambiguë jusqu’à la capitulation pendant la révolution de 1848.

Néanmoins, des typographes s’inspirent de sa démarche et fondent un « organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers », intitulé L’Atelier, qui sera publié de septembre 1840 à juillet 1850. Son mot d’ordre sera la suivant :

« Christianisme et Révolution ne font qu’un ; et le seul tort de l’Église, c’est de ne pas être révolutionnaire ».

En pratique, L’Atelier est en réalité socialiste utopique. Il prône la mise en place d’associations ouvrières de production, c’est-à-dire de petites unités artisanales collectives. Une « Association des ouvriers bijoutiers en doré » sera ainsi fondée en 1834 et tiendra jusqu’en 1873, dans une marginalité quasi totale toutefois.

Au-delà de cette utopie « associationniste », il appelle à la réglementation du placement, la limitation de la journée de travail, un salaire minimum, l’abolition du livre de travail, la fin du marchandage et la transformation des prud’hommes.

Il ouvre en ce sens la séquence du « christianisme social », qui ne pouvait naître qu’avec des ouvriers se tournant vers l’Église et agissant parallèlement à elle.

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