Vers la doctrine sociale de l’Église catholique

François-René de La Tour du Pin Chambly, marquis de La Charce (1834-1924) joua le rôle que La Mennais ne fut pas en mesure de jouer : c’est lui qui fait toute une théorie sociale pour l’Église.

Il le fit en intégrant la dimension sociale de La Mennais avec l’approche « associationniste » de Buchez ; en pratique, cela ne donnait rien d’autre que la théorie bien connue du « corporatisme ». La Tour du Pin, dont l’objectif était « un ordre social chrétien », fut d’ailleurs un idéologue majeur pour l’Action française de Charles Maurras.

Néanmoins, on est là dans des positions théoriques catholiques visant surtout à contenir la question sociale ; c’est en fait dans les « œuvres » qu’il faut trouver une dynamique et c’est d’ailleurs la constante du catholicisme social de n’avancer qu’à travers malentendus de travailleurs trompés par l’Église.

François-René de La Tour du Pin

On retrouve ainsi La Tour du Pin dans l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, lancée en 1871 s’inspirant de l’Association des jeunes ouvriers mise en place en 1855 par le religieux Maurice Maignen. Cette dernière ne s’adressait toutefois qu’à des jeunes apprentis.

1871 fut une année marquée par la Commune de Paris et le monarchiste Albert de Mun qui mit en place l’Oeuvre avait directement en tête d’affaiblir le camp socialiste, en cherchant à organiser des ouvriers dans des structures où l’Église catholique disposerait de l’hégémonie sur le plan de valeurs.

Avec le soutien de l’Église, ce fut un succès relatif qui permit, en quelques années, de parvenir à rassembler 37 500 ouvriers et 7 600 membres de la grande bourgeoisie dans 375 cercles, avec en perspective la mise en avant de « syndicats mixtes ».

Ce principe de « syndicats mixtes » sera à la base du catholicisme social. Mais, surtout, ces cercles n’étaient pas directement encadrés par l’Église : ce sont des laïcs qui géraient tout, même si l’organisation et les idées étaient habilement chapeautées par les religieux. On a ici le modèle organisationnel du catholicisme social.

Albert de Mun, qui dirigeait l’Oeuvre, ne se préoccupait pas d’ailleurs de l’aspect doctrinaire ; c’est son secrétaire Félix de Roquefeuil qui se chargea du « vernis » idéologique, qui servait d’arrière-plan seulement.

L’Église catholique décida alors de formaliser la démarche. Sous l’influence notamment de La Tour du Pin, le pape Léon XIII publia l’encyclique Rerum novarum (« Des choses nouvelles »), en 1891. Cela inaugura la « doctrine sociale de l’Église catholique ».

Voici ce qu’on lit notamment dans l’encyclique :

« A tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique.

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique.

La soif d’innovations qui depuis longtemps s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. En effet, l’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des moeurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit.

Partout, les esprits sont en suspens et dans une anxieuse attente, ce qui seul suffit à prouver combien de graves intérêts sont ici engagés. Cette situation préoccupe à la fois le génie des savants, la prudence des sages, les délibérations des réunions populaires, la perspicacité des législateurs et les conseils des gouvernants. En ce moment, il n’est pas de question qui tourmente davantage l’esprit humain (…).

Le problème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D’autre part, le problème n’est pas sans danger, parce que trop souvent d’habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles.

Quoi qu’il en soit, Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritées.

Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection (…).

Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’Etat.

Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents.

Mais pareille théorie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à la classe ouvrière elle-même, si elle était mise en pratique.

D’ailleurs, elle est souverainement injuste en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’Etat et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social (…).

L’erreur capitale, dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.

Dans le corps humain, les membres malgré leur diversité s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et que l’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre.

Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.

La concorde engendre l’ordre et la beauté. Au contraire, d’un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens admirables et variés.

Et d’abord tout l’ensemble des vérités religieuses, dont l’Eglise est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels et, avant tous les autres, ceux qui dérivent de la justice (…).

Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête.

Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures, que d’ailleurs il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.

Mais dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de la santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats. »

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