Le mot « enfer » vient du latin infernus, « ce qui est en dessous ». En Mésopotamie et en Méso-Amérique, l’enfer est placé sous la terre, mais ce n’est pas le cas dans l’Islam et dans le Bouddhisme, qui le considère plus généralement comme un lieu où règne le feu.
Mais la solution à la question de l’enfer se trouve dans l’hindouisme, où il n’existe pas. L’hindouisme, et en fait en théorie le bouddhisme également, se fonde sur la transmigration des âmes, avec la réincarnation. Selon les bons et les mauvais comportements, le karma aboutit à une réincarnation dans un être « supérieur », à la vie plus facile, ou « inférieure », à la vie plus difficile.
C’est là ni plus ni moins que l’équivalent du paradis et de l’enfer. C’est que les premiers êtres humains, sortant de l’animalité et avec leur cerveau en expansion, se sont fait déborder par les impressions de joie et de peine.
Dans la douleur, la faim, la soif, le froid, les blessures… ils ont eu l’impression d’être attrapés par des forces infernales, capturés, attirés par des forces maléfiques. Quand c’était la joie, c’était qu’ils étaient happés par des forces bénéfiques.
Le paradis et l’enfer sont des fétiches de ce long vécu de l’humanité des débuts. C’est un produit dialectique d’un ressenti dialectique de l’humanité sortant à peine de l’animalité et découvrant les joies et les peines de manière conceptuelle dans un cerveau en développement.
Il est donc tout à fait faux de considérer comme des menaces inventées et des promesses hallucinées la mise en avant du paradis et de l’enfer par les religions. Cela existe, bien entendu, de la part du clergé, mais comme vision du monde, la religion n’est qu’une retransmission de cette dialectique de la joie et de la peine.
Le monothéisme intervient justement au moment où l’agriculture et la domestication des animaux atteignent un tel niveau qu’une certaine assurance existe dans la vie quotidienne. La multitude des dieux (ou démons) à qui s’adresser pour les joies et les peines de la vie quotidienne s’est effacée devant la puissance centrale, qui par contre est toujours accompagné du « diable ».
Le monothéisme est, en quelque sorte, la superstructure de la religion primitive, dont le fondement est l’appréhension, l’espoir, le vécu en joie et en souffrance de l’humanité primitive.
On peut également, à travers cette compréhension, enfin avoir en perspective le fonctionnement de l’esprit humain.
Il est bien connu que l’être humain est capable d’éprouver des joies, fondamentalement liées aux facultés relevant du corps, tout comme il est capable de ressentir une tristesse profonde, où l’aspect principal semble être l’esprit.
L’humanité a recherché, à tout prix, à neutraliser les traits les plus marquants de ces tendances positive et négative. Toutes les religions ont visé un encadrement des esprits, jusqu’à l’obsession, en proposant des rituels réguliers, des supervisions régulières par le clergé.
Les philosophies qui se sont développées étaient elles-mêmes avant tout des psychologies visant à un certain repos de l’âme, à une tranquillité « vraie » de l’esprit. Toutes les psychologies apparues avec le développement du capitalisme ont, pareillement, tenté de parvenir à une « neutralisation ».
C’est totalement erroné, pour deux raisons. Tout d’abord, dialectiquement pour arriver « en haut », il faut un « en bas ».
Cela veut dire que pour produire quelque chose, pour qu’il y ait une synthèse, il faut forcément l’aspect positif et l’aspect négatif.
Il faut donc forcément la « dépression » pour la joie. Seulement, cela ne veut pas du tout dire qu’il faille faire un fétichisme de cette « dépression ». Ici, le romantisme a entrevu la question, sans être capable de la résoudre.
Dans la pratique, l’esprit doit plonger dans les profondeurs pour être capable de remonter à la surface et de sauter, tel un orque ou un dauphin, au-dessus des flots.
C’est là où on retrouve la seconde raison. Pour qu’il y ait « créativité », c’est-à-dire de notre point de vue le saut qualitatif, il faut non seulement la transformation de la quantité en qualité, mais également le mouvement où la quantité connaît une phase de transformation interne pour parvenir à la qualité.
Dit autrement : pour parvenir au nexus, moment où les deux aspects de la contradiction se convertissent l’un en l’autre, il faut le processus où l’infini se développe dans le fini.
Sans la nuit la plus noire, il ne peut pas y avoir le jour brillant : la nuit seule ne saurait suffire.
Soulignons encore bien que cela ne veut nullement dire que la dépression doit exister, comme phénomène horrible. Bien au contraire : la dépression est la version erronée, ratée… de la plongée dans l’intensité psychique.
Le processus est tourmenté, il est douloureux, mais il est transitoire : il n’est que la porte d’entrée au véritable processus qui est celui de la production.
Il existe une histoire mythique de la Grèce antique qui formule ce dernier aspect : le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Orphée est, en effet, un être plein de sensibilité, d’empathie, il charme même les animaux. Il incarne la dimension positive.
Quand il va aux enfers rechercher sa compagne décédée, Eurydice, il passe toutes les étapes. Il a par contre comme consigne de ne pas se retourner lorsqu’il prend l’escalier pour remonter avec elle à la surface, hors des enfers.
Il prend néanmoins peur et il regarde derrière lui pour vérifier qu’Eurydice est bien juste derrière lui. Celle-ci est alors précipitée de nouveau aux enfers.
Cette histoire est en réalité une double allégorie, relevant d’un enseignement psychologique-magique de l’époque.
Lorsque le médecin des esprits – Orphée est emblématique de la figure empathique capable de « toucher » l’âme de tout le monde – aide à soigner quelqu’un, il ne doit pas forcer la « sortie » de la dépression. Le dernier pas doit venir de la personne malade de l’esprit elle-même. On ne peut pas être « conduit » hors de la dépression de manière complète : le pas décisif doit être réalisé par la personne dépressive.
Cela rejoint le saut qualitatif.
Le second aspect de cette histoire est qu’il ne faut pas faire un fétiche de la dépression, des enfers, qu’il ne faut jamais se retourner, que cela conduit à s’y attacher, à vouloir y rester.
L’enseignement psychologique-magique avait-il compris ce second aspect ? C’est possible, car Orphée est censé avoir été tué par un volcan.
Cela rejoint le « feu » des enfers du christianisme et de l’Islam, qui est en fait une allégorie des flammes déchirant l’esprit lors de la dépression. L’hindouisme veut dire cela, en parlant de réincarnation : il place les déchirures psychologiques liées aux mauvais comportements pareillement dans la vie future, mais en interprétant la chose comme une vie nouvelle, et non pas un état suivant la vie.
Toutes ces interprétations idéalistes-fétichistes sont toutefois un aspect relatif, car l’humanité a interprété de manières très variées toutes les gammes de joie et de souffrance liées à l’existence.
Ce qui compte pour nous, c’est :
– pour être productif dans le positif, il faut se précipiter dans l’intensité, dans l’obscurité du recueillement psychique, qui permet de porter la lumière de l’esprit, du raisonnement, de la sensation positive ;
– il y a une dignité du réel en soi dans le processus « obscur », car il porte le dépassement de lui-même, c’est un assemblage de réflexion sur le fini qui se transforme en infini.
Ce second point concerne notamment de manière marquée le début du 21e siècle, avec ses forces productives tellement développées.
Les gens suivent le fini en s’y perdant, sans parvenir à synthétiser, à trouver « l’infini ». Le capitalisme leur dit que c’est très bien ainsi, qu’ils relèvent des LGBTQ+, de la neuro-divergence, d’une marginalité qui serait à reconnaître et à inclure dans la société, etc.
C’est là, en réalité, une expression de décadence et d’incapacité à aller jusqu’au matérialisme dialectique, qui lui rejette tout fétichisme. Il ne s’agit pas de faire un fétiche mensonger du savant fou, de l’original créatif, du marginal artistique. C’est là trompeur, faux.
Mais cette décadence est également l’expression de toute une époque, celle où l’humanité affronte le moment hautement complexe de sa propre réalité. D’animal dénaturé, devenu social, il doit revenir à la Nature, en conservant sa dimension sociale.
Le prix à payer, c’est la mise à mort de l’ego de l’humanité – précisément constitué de ce fétichisme de l’obscur qui s’auto-alimente, de ce particulier replié sur lui-même et incapable de parvenir à l’universel, de ce faux moi nourri de vanités et complaisant vis-à-vis de ses propres mensonges, de cette incapacité de reconnaître la dignité du réel et de l’exalter, de la chérir, de l’avoir en dévotion.
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