Tout développement se caractérise par le développement inégal ; rien n’est linéaire et un processus qui s’affirme se distingue nécessairement des autres processus de par ses nuances, sa différence, finalement sa contradiction avec eux.
Tout développement se pose ainsi comme un déséquilibre, un saut qualitatif, une émergence, une modification, avec un aspect particulier qui prime, qui bouscule l’équilibre ainsi que les autres aspects.
Cela est vrai non seulement pour ce qu’observent l’artiste et le scientifique, en tant que phénomène matériel observé, mais cela est vrai également de l’observation de l’artiste et du scientifique elle-même. Toute pensée est un phénomène matériel, se déroulant par un être humain concret, et elle obéit de ce fait elle-même à la loi de la contradiction.
Il n’y a pas de pensée « pure » ; toute pensée est une activité de la matière grise propre à un être humain dans une situation concrète.
Cette pensée est dans les faits une réflexion, le reflet de la réalité. Et ce processus de réflexion est lui-même contradictoire dans son développement, il est lui-même de nature inégale, rien qu’au sens où cette réflexion n’est pas celle des autres êtres humains, de par ses nuances, sa différence et finalement la contradiction qu’elle pose avec les autres réflexions.
C’est la raison pour laquelle les artistes et les scientifiques troublent de par leurs réflexions, qui se posent comme des affirmations qui sont en décalage avec les réflexions des autres êtres humains, qui n’ont eux pas encore connu le même processus de pensée, en raison du développement inégal.
L’humanité est en retard sur le développement de la matière, mais elle est également en retard sur l’artiste et le scientifique qui sont en première ligne pour saisir un aspect de ce développement.
C’est la raison pour laquelle les artistes et les scientifiques, lorsqu’ils réalisent des œuvres artistiques ou scientifiques, surprennent, étonnent ou choquent, de par le caractère avant-gardiste de leur démarche, les autres êtres humains prenant conscience a posteriori par rapport à eux.
C’est la raison pour laquelle les artistes et les scientifiques se sentent en décalage par rapport aux êtres humains, éprouvant une certaine méfiance ou réticence à la socialisation, ayant peur d’être incompris, rejetés, ostracisés pour leurs efforts de synthèse.
Spinoza, qui raisonnait au 17e siècle sur l’univers comme formant un ensemble organisé et systématique, avait ainsi pris comme devise « Caute », soit « prudence », « méfiance » ; il savait que sa cosmologie était si avancée et l’humanité si en retard que sa vie serait en danger s’il ne prenait garde à ce qu’il disait publiquement. Averroès avait au 12e siècle la même position face au fanatisme musulman, alors que lui-même diffusait la philosophie matérialiste d’Aristote.
Inversement, des artistes et des scientifiques ont fait un fétiche de cette position en décalage, étant épaulés en cela par le capitalisme qui a mis en avant cette forme pour jouer les faussaires quant au contenu.
L’esthétique noire de Baudelaire, la figure des « poètes maudits », le symbolisme de Rimbaud, le surréalisme… sont des exemples bien connus en France d’un charlatanisme se prétendant visionnaire au nom d’un décalage en réalité théâtralisé et nullement produit par une situation d’avant-garde.
L’art moderne puis l’art contemporain fonctionnent précisément par décalage, surprise, étonnement… afin de prétendre représenter quelque chose d’avant-garde. C’est une caricature de la réalité dialectique – au caractère forcément inégal – de l’artiste.
Il y a pareillement une théâtralisation menée par certains scientifiques – de manière fétichisée sur une base initialement scientifique ou bien de manière entièrement manipulatoire – afin d’apparaître comme des génies ouvrant la voie à quelque chose de radicalement nouveau, de formidable (comme Wilhelm Reich avec sa révolution sexuelle et « l’orgone » comme forme d’énergie vitale, en France Didier Raoult et le covid-19 comme gripette dont il aurait la solution, etc.).
En somme, pour apparaître visionnaire, des figures cherchent à apparaître comme tourmentés, en décalage, à part, « maudits », en opposition au « système », etc.
Cela existe bien entendu dans le domaine de l’idéologie où il y a toujours des ultras cherchant à se donner une image hyper-révolutionnaire au moyen de coups d’éclat plus ou moins superficiels, afin de se donner l’image d’une avant-garde, de prétendre représenter un développement inégal.
En réalité, tout se démasque aisément si l’on voit que le caractère inégal des artistes et des scientifiques repose sur une activité de synthèse de la réalité.
La réalité se transforme, les artistes et les scientifiques voient cette transformation et la reflètent, dans un processus en décalage avec les autres êtres humains. Mais ce reflet est un processus de synthèse ; les artistes et les scientifiques ne s’éloignent pas de la réalité, ils cherchent à la représenter de manière synthétique, complète.
Ils visent à poser un monument de clarté ; ils n’ont rien à voir avec une théâtralisation cherchant à imiter la complexité et la découverte.
Ils portent une dimension démocratique, car ils cherchent à montrer quelque chose de manière synthétisée ; ils ont une exigence de complétude, une logique d’encyclopédie, car ils portent la systématisation dans le rapport au réel. Ils savent que tout le monde atteindra un jour cette dimension synthétique, d’où leur souci de l’accessibilité, de la diffusion des conceptions à l’ensemble du peuple.
Les artistes et les scientifiques sont ainsi, lorsqu’ils sont authentiques, forcément du côté de la démocratie et du peuple ; le développement inégal de leur démarche les rend cependant méfiants et en décalage, exigeant un rapport dialectique de la société avec eux, une bienveillance complète marquée par la fermeté sur les principes, comme l’URSS le fit avec l’écrivain Maxime Gorki et le scientifique Vladimir Vernadsky.
Le nouveau chasse l’ancien et cela passe par la synthèse ; les porteurs de synthèse correspondent à un développement inégal, tant de par leur activité que dans le développement inégal observé, synthétisé. Une société saisissant cette dimension de l’activité des scientifiques et des artistes est capable de les reconnaître pleinement, de les soutenir, de les orienter, de développer réellement la science et les arts.