Lorsque le projet du Palais des Soviets est validé en tant que tel en 1939, on est dans une extrême effervescence. Il ne s’agit en effet pas d’un projet bureaucratique, mais d’une initiative générale engageant non seulement le Parti et les architectes choisis pour former l’équipe de base, mais également les meilleurs artistes en peinture, sculpture… ainsi que les techniciens dans de multiples domaines.
C’est que d’un côté, les proportions du Palais des Soviets sont devenues titanesques : le bâtiment fait 300 mètres, la statue de Lénine 100 mètres.
La statue représentait ici naturellement le plus grand défi technique et encore en 1939 il y a de très vastes débats sur le choix de la forme de Lénine, en rapport avec la perspective. Le bâtiment était prévu au centre de la ville de Moscou, la statue est en effet vue très différemment selon les endroits où on se place, et ce sur une très grande échelle. Or, il fallait que cela soit réussi où que l’on se place.
Furent ainsi été étudiées des sculptures d’importance d’Inde, de Chine, la statue du Bouddha du temple Kōtoku-in au Japon, des statues de l’antiquité égyptienne, grecque, romaine.
Mais ce n’était là qu’un aspect somme toute secondaire par rapport à l’immensité du travail à effectuer pour l’intérieur du Palais des Soviets. Celui-ci doit en effet abriter des lieux devenant le cœur même du socialisme soviétique. Voici comment le principal architecte, Boris Iofan, explique de quoi il en retourne:
« Nous avons essayé de rendre claire la silhouette du Palais, facile à retenir, ce qui est particulièrement nécessaire pour un édifice monumental.
La richesse de la solution tridimensionnelle du Palais exige le caractère laconique de son traitement architectural.
Les groupes sculpturaux sur les côtés de l’emblème de l’Union et les bas-reliefs, avec lesquels les parties rectangulaires de la façade du palais sont traitées, saturent son architecture et la rendent humaine, proche du peuple – le créateur des remarquables victoires de notre époque.
Le thème des groupes sculpturaux et des bas-reliefs révèle le Palais des Soviets comme un monument de la Grande Révolution socialiste d’Octobre, un monument de l’ère stalinienne.
La disposition interne du Palais des Soviets est déterminée par son contenu idéologique en tant que Palais du Peuple, Palais de la Démocratie Socialiste.
Au centre de tout l’intérieur se trouve la Grande Salle – un amphithéâtre grandiose pour 21 000 spectateurs, et la Petite Salle pour 6 000 spectateurs, la salle de la Constitution de Staline, la salle de l’Héroïsme de la Guerre Civile, la salle de l’Héroïsme de la construction du socialisme.
En outre, deux salles sont destinées au travail séparé des chambres du Soviet suprême de l’URSS – le Soviet de l’Union et le Soviet des nationalités.
Les autres locaux majeurs du Palais sont : la salle des ordres et la salle de réception du gouvernement de l’URSS. Un complexe spécial est le siège des travaux du Présidium du Conseil suprême.
De plus, le Palais dispose d’un immense complexe de locaux desservant l’ensemble du Palais. »
On a ainsi une petite salle, en forme de demi-cercle, destinée à 6000 personnes, sans balcon afin de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. La scène est peu profonde également, afin que les sièges latéraux disposent d’une bonne visibilité.
Elle est destinée à des réunions, des conférences, des réunions du Soviet suprême de l’URSS (avec également deux salles annexes de 1200 personnes), des représentations théâtrales.
On a une grande salle, qui elle est ronde, pour un diamètre de 140 mètres, profitant d’une hauteur de 100 mètres, avec un espace scénique central d’un diamètre de 42 mètres. Elle est destinée à 21 000 personnes pour des événements de nature solennelle.
Voici le bâtiment vu en coupe, avec la petite salle à gauche, la grande salle au centre.
On voit qu’il y a également de nombreuses autres salles. Ce qui signifie que, concrètement, le Palais des Soviets exige 72 grandes sculptures, 650 bustes et petites sculptures,19 groupes sculpturaux dont la taille varie de 10 à 14 mètres, 11 000 m² de bas-reliefs externes et internes (représentant pas moins de 3 à 4 000 personnages), à quoi il faut ajouter des fresques, des panneaux, des mosaïques, des tapisseries.
Cela demande un personnel nombreux et hautement qualifié, qui n’est justement pas disponible dans tous les domaines. Il faudrait en effet par exemple 530 sculpteurs épaulés de 630 assistants et de 500 ouvriers, or l’Union des sculpteurs soviétiques rassemble 300 personnes, à quoi on peut ajouter 150 semi-amateurs, 100 amateurs, 100 étudiants.
C’est l’une des problèmes du projet de Palais des Soviets, alors qu’en plus, le choix des éléments picturaux demande à être encore réellement effectué.
Les salles annexes illustrent bien cette question, puisqu’en 1939, on est pratiquement encore au stade des ébauches fondamentales.
On a ainsi déjà le foyer principal, appelé salle de la Constitution stalinienne. C’est elle qui donne sur la façade du Palais des Soviets. Elle fait 75 mètres sur 26, pour une hauteur de 17 mètres.
Les deux autres salles importantes sont consacrées à l’héroïsme de la guerre civile et à l’héroïsme de la construction socialiste. Elles font 52 mètres sur 20, pour une hauteur de 20 mètres. Elles donnent sur la rue historique de Volkhonka pour l’une et sur la rivière Moskova pour l’autre.
Le travail artistique à mener est gigantesque et, surtout, la combinaison des arts est considérée comme l’aspect central de la démarche. Tout le discours soviétique au sujet du Palais des Soviets présente comme la substance même de l’oeuvre sa capacité à faire s’entremêler les arts, témoignant du niveau historique atteint.
Boris Iofan résume bien cette dimension historique de la coopération des arts dans le Palais des Soviets en disant en 1939 que :
« La forme architecturale devient plus expressive lorsqu’elle est combinée avec la sculpture. La sculpture acquiert plus de monumentalité et de puissance en étant associée à l’architecture.
La peinture murale de la même manière enrichit l’architecture et s’enrichit elle-même intérieurement à travers l’architecture.
L’étroite coopération des arts donne une variété et une richesse de possibilités artistiques, la puissance des techniques artistiques et assure la création d’images artistiques véritablement monumentales et profondément idéologiques.
La recherche d’un grand art monumental dans le passé a souvent échoué et s’est soldée par de profondes crises créatives.
Ces échecs étaient dus à l’incohérence interne inhérente même aux périodes de plus haut épanouissement des arts à différentes époques.
L’absence d’une vision intégrale du monde, le conflit de l’artiste avec l’environnement ont souvent donné lieu à des contradictions entre la forme et le contenu dans la créativité artistique.
Ces collisions internes se sont parfois transformées en une tragédie de la créativité, une tragédie de l’art. Dans les meilleures œuvres de Michel-Ange, nous pouvons retracer les contradictions non résolues entre la forme et le contenu, entre l’artiste et l’environnement.
L’intégrité de la vision du monde et la véracité de la créativité dans la vie, le lien de cette créativité avec le peuple, l’absence de contradictions entre l’artiste et la société – telles sont les conditions préalables au grand art, qui sont données à notre époque par notre culture socialiste , libre des contradictions de l’ancienne société. »
Il faut ajouter à cela 90 escalators, 200 ascenseurs, la lumière intérieure demandant une grande complexité en fonction de ce qui est mis en valeur, la lumière extérieure pour illuminer la statue, un énorme travail jamais mené jusque-là sur l’acoustique, le départ et l’arrivée de 41 000 personnes présentes dans le bâtiment, la question des couleurs à employer en général (et les décalages des couleurs sur grande distance et avec la perspective), etc.
Le projet du Palais des Soviets mettait ainsi en branle des artistes et des ingénieurs dans tous les domaines, servant d’émulateur idéologique et pratique.
Le processus en cours eut toutefois déjà ses bases posées à partir de 1938. Deux anneaux concentriques en béton d’un diamètre de 140 et 160 mètres furent mis en place, chacun de 21 mètres de hauteurs, pour soutenir 34 colonnes en acier chacun devant permettre de porter la statue.
Cela demanda le déblaiement de 160 000 m3 de pierre et de 620 000 m3 de terre. Au total, la construction du Palais des Soviets prévoyait l’emploi de 350 000 tonnes d’acier.
L’invasion nazie vint cependant anéantir les travaux en cours, le matériel devenant nécessaire pour faire face à l’invasion.
Un groupe de travail s’installa à Sverdlovsk afin de continuer à améliorer le projet, mais il fut gelé en 1945, cédant la place à d’autres projets de construction qui étaient justement prévues pour aller avec le Palais des Soviets : les « sept sœurs ».
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